Naître à l’étranger… Quelle sera la citoyenneté de l’enfant ?
Lors de la crise libanaise, le gouvernement conservateur a été horrifié de découvrir que 50,000 Canadiens vivaient au Liban dont plusieurs d’entre eux avaient acquis leur citoyenneté canadienne sans avoir jamais mis le pied sur le territoire du “plus-meilleur-pays-du-monde”. En effet, les enfants nés à l’étranger de parents canadiens peuvent réclamer dès leur naissance la citoyenneté canadienne. Il en va ainsi des citoyens français, allemands et maints autres. Mais comment tolérer que des Libanais puissent profiter ainsi de nos loies? (SIC). Depuis ce temps, le gouvernement conservateur prépare des amendements à la loi sur la citoyenneté afin de fermer cette porte d’entrée. (Pour ceux qui n’auraient pas compris, je rappelle Georges Orwell, La ferme des animaux: « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres »).
Cela aurait aussi pour résultat de rendre difficile la vie d’enfants de diplomates canadiens dont les parents étaient en poste lorsque leur enfant est né à l’étranger. Il y a quelques années, j’ai vécu une telle aventure et j’ai écrit le texte qui suit. J’espère qu’il saura être utile aux juristes qui amendent nos lois.
Petit fabliau administratif et bureaucratique
Pour Geneviève, Maude, Marie Hélène née à Cocody, Côte d’Ivoire, le 18 mars 1981
Abidjan, 1980
Il était une fois, un père ému et fier, dont la belle dulcinée, Trudel, Marie, Paule, Josée, née le 28 février 1951 au Cap-de-la-Madeleine ( P.Q.) avait, le 18 mars 1981 à 20:35 heures, donné naissance à une adorable enfant de 3,320 kg et mesurant 51 centimètres. Inquiet à l’idée qu’une si jolie petite fille, n’aurait pas de document certifiant de sa naissance (ci-après appelé certificat de naissance), son père s’enquit auprès de la section consulaire de l’Ambassade du Canada en Côte d’Ivoire (ci-après nommés Serge Bélanger, commis, ou André Dugas, agent d’administration) ce qu’il lui faudrait faire pour obtenir un certificat de naissance décerné par le gouvernement du Canada et émis par l’ambassade, et ce, afin d’éviter que, plus tard, la petite Geneviève se doive d’écrire à « la mairie de Cocody » pour avoir une (ou plusieurs) copie(s) du dit certificat. Il paraissait naturel au père de s’inquiéter de ce qui arriverait dans un pays qui ne serait pas le sien quarante ans plus tard.
Ignorants (en bon bureaucrates bien certifiés et confirmés dans leurs postes) des procédures à suivre, ces messieurs s’empressèrent d’envoyer à « la centrale », la direction CSO des affaires consulaires, un télex (reftel 0717 du 23 mars 1981) demandant des directives (en français).
Le 14 avril 1981, en anglais, et n’ayant de toute évidence pas compris le sens du premier télex, la direction CSOG (reftel 2666) répondait qu’elle se contenterait d’un « certificat médical de naissance » ou d’un extrait de baptême.
Entre-temps, inquiet et alerté par la confusion qui semblait régner, comme à l’accoutumée, dans la bureaucratie, et devant l’inertie débonnaire des « agents consulaires », le père s’enquit auprès d’autres collègues, qui lui recommandèrent d’aller céans se chercher un certificat de naissance de la mairie de Cocody. Ce qu’il fit dès le samedi matin suivant, le 4 avril. « Oh, oh ! » dit le commis-aux-écritures, « ya problème. Vous avez dépassé le délai prescrit qui est de quinze jours. Nous ne pouvons vous donner de certificat de naissance ». « Mais alors », dit le père , un peu et déjà exaspéré, « que dois-je faire? On ne peut refuser de reconnaître l’existence de cet enfant ». « Il vous faut obtenir un jugement supplétif. Mais d’abord, vous devez écrire au maire de Cocody et lui demander un « certificat de recherches infructueuses » . « Qu’est-ce à dire? » demanda le père, un peu méfiant et devinant qu’il venait d’actionner une pièce bureaucratique, un de ces labyrinthes aux fonds remplis de sables mouvants, aux murailles infranchissables pourvues de mains tendues, exigeant une obole, de têtes frémissantes qui ne font que répéter « passez demain » ou « c’est pas ici » ou « faut demander au chef ». La prochaine phrase lui confirma ses plus noires appréhensions . « Ça risque d’être long, et il va falloir payer ».
Le piège était bel et bien fermé puisque les mots magiques avaient été proférés. « Combien long » dit le père d’une voix timide. » Oh, vous savez, ça dépend (ici, regard lourd de sous-entendus); il y a un qui vient de recevoir son certificat; il a sept ans … Bon, d’abord, il faut voir le collègue dans le petit bureau fermé à côté, il vous expliquera tout … »
Descente aux enfers
Le père écrivit donc une lettre terriblement jolie et onctueuse au Maire de Cocody , « j’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance et patati et patata », paya 800 francs pour qu’on entreprenne « la recherche infructueuse », 1000 francs pour l’aller-retour du fonctionnaire en taxi jusqu’au Plateau pour y chercher les formulaires (400 francs), parce que sinon ceux-ci pourraient prendre des mois à parvenir…
Et revint le lundi suivant, mais ce n’était malheureusement pas encore prêt. Puis, ô miracle, le mercredi 8 avril, ce fut prêt.
Il reçut le “certificat de recherches infructueuses”, document essentiel, clef de la première caverne, muni duquel il pouvait se présenter chez le Procureur de la République; ce qu’il fit tôt le vendredi 10 avril; bien habillé comme un président de banque (veston noir à fines rayures, cravate bon ton, souliers cirés, frais rasé, et surtout, l’air de savoir ce qu’il faisait, l’aplomb, l’arme de l’anti-bureaucrate, de celui qui « sait tirer les ficelles »). “Ah mais,” lui dit Madame la Secrétaire du Procureur de la République, “il faut le certificat de naissance du père et de la mère, et le certificat de mariage”.
Envolé l’aplomb, car le père ne savait pas s’il avait eu la présence d’esprit de s’en munir pour chaque membre de sa famille en quittant le Canada.
“Et vous savez, c’est long cette procédure, quatre ou cinq mois.”
Mais, je dois partir bientôt au Canada, et il faut ce certificat pour inscrire l’enfant sur le passeport ». » On fera diligence, dans votre cas, Monsieur l’Administrateur de la Banque Africaine de Développement et diplomate canadien. Mais comment se fait-il que votre Ambassade n’aie pas décerné ce certificat comme le font les autres pays? Le Consulat de France fait cela pour ses ressortissants, pourquoi pas vous? Et alors, pourquoi ne vous ont-ils pas informé des lois en vigueur en Côte d’Ivoire?”
Penaud et gêné, le père s’en retourna à la maison, qu’il vira sans dessus-dessous en grognant et soufflant pour trouver les fichus certificats de naissance et de mariage, muni desquels, dès le lundi 13 avril, il se présenta à nouveau chez Madame la Secrétaire du Procureur de la République qui lui dit » Revenez dans trois jours » .
Il revint et elle lui dit: “Il faut aller voir le greffier de la cour, vos papiers sont là « . » Ah « , soupira-t-il » mon affaire progresse » . Il dévala quatre à quatre les marches menant au sous-sol mal éclairé et poussiéreux où tous les greffiers dorment . Eventuellement, on lui indiqua un bureau vide, propriété du fonctionnaire qu’il devait voir. Il souffrit trois quarts d’heure d’attente; pendant ce temps, d’autres humains, avec des papiers dans les mains, mine de rien, se faufilèrent à côté de lui, attendant de toute évidence le même greffier de la cour . Quand celui-ci se présenta à son bureau, ce fut la ruée : encerclé, tenaillé, dix bras se tendaient vers monsieur le greffier, dix mains tenant un papier muni d’un légitime tampon . Le père, lui n’avait, hélas, pas de papier. Néanmoins, le fonctionnaire s’adressa d’abord à lui, dans son habit de banquier et son air d’aplomb. “Que venez-vous demander ?” gronda-t-il , “Ah bon, c’est ça, tenez, le trente.” “Pardon” dit le père qui ne comprenait pas ce qu’était le trente. “Mais voyons, vous avez demandé une audience au Tribunal. Présentez-vous le 30 avril à 0830 heures au tribunal. Qui est le suivant ?”
Le père venait de découvrir qu’il passerait le 30 avril devant le juge, ce qu’il fit, bien entendu, et il arriva même avant l’heure, cherchant dans la troisième caverne, le tribunal dit civil, grande chambre où un juge en robe noire et jabot blanc parle à voix indistincte, remplie comme une église de gens qui viennent aussi voir progresser leurs affaires. Alors qu’encore inquiet de n’être pas au lieu-dit, il entendit un monsieur très gentil lui dire : “Allez voir mon avocat là, en avant, il vous dira si votre cause est bien ici.” L’Avocat s’empara de la carte de visite du père et revint avec un petit bout de papier sur lequel était écrit : “Voir M. Soro, greffier, après quinze heures.” Madame le Juge Timite Sophie avait déjà rendu son jugement plus tôt, en l’absence de toute contestation. Du moins, c’est ce que le père comprit .
Dès trois heures, le 30 avril, il était à la porte du greffier Soro, qui lui dit : “Bon, c’est fait. Le jugement est rendu. Revenez dans un mois.” Le père connaissait son boniment par coeur, l’histoire du je-quitte-bientôt-la-Côte- d’Ivoire, etc, etc. Et M. Soro, attendri, dit “Bon, revenez me voir après le 15 mai, nous essaierons de faire diligence.”
De retour de voyage, le 16 mai à quinze heures, le père revint chez M. Soro, qui l’envoya chez le greffier en chef. Mais le greffier en chef n’était pas là . “Revenez demain matin, après neuf heures.” C’était sûrement un monsieur très important, le greffier en chef, car celui-ci n’arriva au bureau qu’après neuf heures trente et déjà dix personnes l’attendaient avec beaucoup de papiers; il prit dix minutes à ouvrir et fermer ses tiroirs, sortir ses crayons, sa règle, son tampon, son encrier, et tout cela, sans jeter le moindre regard sur les péquins (dont le père, premier de toute évidence, car assis sur le premier fauteuil devant le bureau), qui attendaient son bon plaisir. Il signa des papiers, encaissa les amendes, vendit des timbres officiels, puis, éventuellement, demanda au père : “C’est pourquoi?” Le père, cette fois, avait un petit papier où, en caractères très lisibles, étaient écrits son nom et un numéro . Le 1733 du 30/4/81. Le greffier en chef déposa le papier sur son bureau, et s’occupa encore un quart d’heure à d’autres affaires . Peut-être espérait-il que le père disparaîtrait. puis, il appela un petit greffier. “Le 1733, allez me chercher.”
“Mais il est à l’enregistrement.” Le père raconta à nouveau son histoire, espérant que le greffier ferait diligence . “Revenez la semaine prochaine , c’est à l’enregistrement.” “N’est-il pas possible de faire plus tôt?” rétorqua le père. “Bon, samedi matin, après dix heures.”
Il revint, bien entendu, samedi matin, à dix heures pile. “Ah, c’est vous! Petit greffier, qu’est-ce qui arrive du 1733?”
“C’est revenu de l’enregistrement.”
“Très bien.”
Le père vit en effet sur le bureau du petit greffier papier officiel, manuscrit, et il y reconnut son nom: Guilmette Jean Henri, Charles. Mais, le lisant, il vit qu’on avait écrit Mande au lieu de Maude . Il n’y avait pas de Mande dans la famille du père ; il regarda sa lettre, sa belle lettre au Procureur de la République du 13 avril 1981, celle-ci était attachée au papier officiel qui devait être retapée par une machine ; le nom de Maude était bien lisiblement écrit. Il fit des recherches pour retrouver le greffier de la Cour qui avait fait une petite faute d’orthographe . Il aperçut un autre greffier en l’absence de M. Soro qui dit: “Est-ce moi qui ai signé ce jugement ? Est-ce moi qui ai fait la faute? Alors est-ce à moi de la corriger ?”
Le père retourna donc à nouveau faire la queue chez le greffier en chef, qui changea de son Bic magique le N en U et envoya le texte tel qu’amendé à la frappe en disant, “Revenez la semaine prochaine.”
Mardi, le 26 mai, M. Ahoussou, Yao, Jean, greffier en chef, lui remit une copie certifiée conforme du jugement numéro 1733, enregistré le 21 mai, A.J. Vol 17.F030 RE no 788-Bord.664/1S, dûment tamponné. Mais alors, se dit le père, c’est fini. Il ne me reste plus qu’à retourner à la Mairie de Cocody, …j’ai un papier de la Cour qui dit que le présent document tiendra lieu d’acte de naissance et ordonne la transcription du jugement sur les registres de naissance de la mairie de Cocody.
“Non”, dit la voie officielle, “c’est la copie du jugement qui vous permettra de demander un certificat de naissance. Nous l’envoyons derechef au Procureur de la République, qui, lui, le fera parvenir à la mairie de Cocody”.
“Mais, ça peut prendre des semaines!”
“Allez voir la secrétaire du Procureur…”
Le père alla la voir au jour-dit. Mais le document n’était pas encore arrivé. “Revenez demain”, dit-elle.
Il revint. “C’est arrivé. Mais il faut l’enregistrer et dactylographier le procès-verbal. Revenez demain après-midi et voyez la demoiselle là-bas.” C’était ce qu’on appelle dans ce genre de fable, une secrétaire, aux ongles bien rouges et tenus impeccables grâce à de longues heures de travail à la lime en tenant la main ferme sur le rouleau du dactylo. De toute évidence, une secrétaire bien aguerrie à résister aux quémandeurs qui veulent toujours que le travail soit fait rapidement, alors qu’il est bien établi selon les coutumes et les précédents que tout ce qui peut attendre doit attendre.
“Mais, vous voyez, on a trop de travail.”
“N’est-ce-pas”, se dit en son for intérieur le père. “Prenons patience, c’est la cinquième caverne et il ne doit y en avoir plus de sept”. Sous son déguisement de secrétaire, c’était en réalité une bonne fée comme il doit y en avoir dans ces histoires. Dès le jeudi 4 Juin, elle avait bien enregistré le jugement 1733 et même dactylographié la note de transmission des jugements supplétifs pour la mairie. C’était à la signature. Hélas, Dame Isimat, Substitut du Procureur, n’était pas en place pour signer; mais demain sûrement …
Et tel que dit, tel que fait: dès ce vendredi 5 Juin, une énorme enveloppe remplie de jugements supplétifs était prête que la gentille secrétaire remit au père (privilège absolument exceptionnel et accroc aux procédures juridiques) pour que celui-ci les livre au chef de l’état-civil de la grande Mairie d’Abidjan .
“Mais mon affaire se passe à la Mairie de Cocody,” grommela le père, qui instantanément comprit qu’il y avait bien une sixième caverne, et peut-être une septième. Il faudrait que les documents soient d’abord enregistrés à la grande Mairie, puis réexpédiés, accompagnés d’une autre note signée par un officier responsable, à la mairie de Cocody; et il lui faudrait négocier à nouveau le privilège de transporter lui-même ledit jugement supplétif afin de s’assurer que rien ne se perde . Il vit donc l’assistant chef de l’état-civil, M. Guessou le 5 puis le 9 ( deux fois), et enfin le 10 Juin à seize heures .
Bis
Pendant ce temps… (Il y a toujours un pendant-ce-temps dans ces histoires-là).
Une autre bureaucratie poursuivait avec acharnement son combat contre la montre, les heures flexibles, le sommeil, la pause-café, le in-out basket. Si la petite Geneviève, Maude, Marie Hélène n’avait pas encore le certificat de naissance après 84 jours, elle n’avait pas non plus la citoyenneté et demeurait encore une petite apatride. Non-Ivoirienne, car ce pays comme 65 autres, n’accorde pas la citoyenneté aux étrangers nés sur son territoire, elle n’avait pas encore reçu l’autorisation d’être considérée comme Canadienne par le bon gouvernement de sa Majesté la Reine du Chef du Canada. Elle n’était que postulante à la citoyenneté canadienne .
Le père, parieur par tempérament, hésitait à choisir qui serait le gagnant de ce Marathon titanesque entre l’escargot ivoirien et la tortue canadienne . Il est proverbialement connu, qu’en dehors d’un petit dodo occasionnel, ni l’escargot ni la tortue ne se laissent distraire de leurs buts et objectifs et courent toujours avec acharnement contre le temps selon la méthode des Calendes Grecques. Cette méthode traditionnelle aux olympiades bureaucratiques, consiste à accumuler des points, soit en accumulant un grand nombre de “revenez demain” soit en inventant des parcours sinueux, tortueux et contradictoires, soit en pratiquant simultanément les deux méthodes (ce qui est le summum du savoir-faire). Le principe de base étant : “si c’est lent, ça doit être sûr.”
Sortie des limbes
Le boniment du père, et la vitesse avec laquelle il avait franchi le Styx et les Enfers, impressionnèrent à tel point le chef-adjoint de l’Etat-civil de 12 Grande Mairie d’Abidjan qu’il avait fait grande diligence et livré lui-même le jugement supplétif à son collègue de la mairie de Cocody. Il s’excusa de son absence du 9 juin en expliquant au père (ce que celui-ci comprenait très bien dorénavant) qu’il avait dû, de son côté, faire une visite dans un autre enfer bureaucratisé, celui des assurances automobiles. Le père en tira la conclusion que la moitié de la ville d’Abidjan passait la moitié de sa vie dans l’Enfer des autres bureaucraties, et la seconde moitié, à rendre infernale la vie de ceux qui rendaient la politesse et visitaient leur antre.
Un voyageur qui voit la lumière au fond du tunnel doit, si l’on en croit le proverbe, vérifier d’abord s’il ne s’agit pas du phare d’une locomotive qui se dirige sur lui à toute vapeur. Arrivant au greffe de la ville de Cocody (section actes de naissance) le commis lui dit: “Il y avait une erreur sur votre jugement. Nous l’avons retourné au Procureur.” Le calme, la maîtrise de soi, l’infinie patience qui avaient jusque là guidé le père dans sa quête du Saint Graal, s’envola en fumée. Après tant de labeur, de frustrations, voir son jugement retourné quelque part dans le circuit méandreux du bureau du greffier en chef, du Procureur de la République, et peut-être égaré, fit craquer en mille fissures le bon caractère du père; le pauvre commis, au sourire énigmatique, faillit, à un cheveu près, voir éclater son râtelier sous le poing rageur du père. Quel bon ange sauva ce petit commis, l’histoire ne le saura jamais. Mais pour la première fois de cette épopée, en tous points véridiques, le père éleva la voix, gronda, menaça et quitta le bureau en ne claquant pas la porte, parce qu’il n’y avait pas de porte, convaincu qu’il y avait eu malice de la part d’un de ces fonctionnaires, frustrés par quelque biais.
Néanmoins, le 16 juillet 1981, quatre-vingt-onze jours après sa naissance, Guilmette, Geneviève, Maude, Marie Hélène, était dûment enregistrée dans le grand registre officiel de la Mairie de Cocody-Abidjan, confirmant derechef au Grand Dieu du Papier et de l’Etat Civil son existence et sa présence au Monde. Alléluia!
Le père, circonspect, commanda vingt copies certifiées conformes du dit certificat de naissance, espérant que ce nombre permettrait à la petite Geneviève d’exister légalement pendant au moins quelques années.
A Ottawa, entretemps…
Le père, qui menait une bataille sur deux fronts à la fois, s’inquiétait toujours d’obtenir pour sa fille sa citoyenneté canadienne. Ayant eu l’occasion de téléphoner à ses collègues de l’ACDI, il leur demanda de s’enquérir du progrès de son affaire auprès de la direction CSO du ministère des Affaires extérieures.
Quelques jours plus tard, le 23 juin, par reftel MFD 0254, ses collègues lui apprirent que le dossier (no. 40349-81) était bien là, mais qu’il y manquait des renseignements pour être terminé. Bien entendu, il ne serait jamais venu à l’intelligence de ces bureaucrates de demander et d’envoyer un télex à l’Ambassade reflétant leurs préoccupations très importantes. Le père n’avait pas, comme indiqué sur le formulaire, fourni de photos du nourrisson. A quoi serviraient, s’était-il dit des photos d’enfant naissant qu’on reconnaîtra plus déjà dans quelques semaines. Il n’avait pas indiqué la couleur des yeux, car Geneviève, à l’instar de 90% des bébés caucasiens était née avec les yeux bleus. Il avait écrit ce qui lui paraissait logique dans les circonstances: encore indéterminé. Il n’avait pas joint de preuve de citoyenneté, croyant que d’être en possession d’un passeport diplomatique dûment émis par le gouvernement de sa Majesté aurait suffi. De toute façon, sa seule copie du certificat de naissance devait servir pour le jugement supplétif. L’hôpital n’avait pas inscrit le nom de l’enfant sur le certificat médical. De toute évidence, l’hôpital ne pouvait pas le connaître; ce nom est donné par les parents et apparaît sur le dit certificat de naissance. (Voir chapitres 1, 2, et 3 ci-devant.) D’ailleurs, le père avait bien inscrit le nom de sa fille sur le formulaire; “Pourquoi, alors,” s’interrogeait le père, “ces crétins ne l’ont-ils pas cru.”
Mais enfin, il se résigna à donner suite à ces questions oiseuses et contacta encore une fois la section consulaire pour qu’elle y répondit. Hélas, ces questions n’avaient pas été posées par le département concerné, elle venaient de l’ACDI. La section envoya donc un télex plutôt vasouilleux, genre, “avons ouï-dire que des questions se posent pour Geneviève.” Le père eut à nouveau l’occasion d’entrer dans une grande colère. Cette succession ininterrompue d’esprits de ronds-de-cuir commençait à lui puer au nez. Définitivement, le gouvernement de sa Majesté gagnait la Palme d’or de la procédurite aiguë. “Patience!”, se répétait inlassablement le père, “ces mutants possèdent bien trois cent vingt-cinq règles, lois, procédures, décrets, bulletins mensuels, crayons mal taillés et mesquineries par lesquels ils peuvent rendre ta vie encore plus misérable. Ne les insultons pas. Retournons au parquet retrouver nos certificats de naissance, emmenons le nourrisson chez le photographe, prenons le temps, puisqu’il semble inépuisable, sans conséquence et sans valeur dès qu’on traverse le miroir du monde de la Bureaucratie Gouvernementale.”
Comme tous les contes, cette histoire finit bien. Bel et bien appuyé par un échange de dix télégrammes, soit environ huit cents mots, le secrétariat d’Etat, par son reftel OSS 9939 du 15 juillet 1981 donna autorisation à la direction FPO des affaires extérieures d’inscrire Geneviève, Maude, Marie Hélène dans le passeport de sa mère. Cette dernière autorisation fut dûment et correctement retransmise à l’Ambassade du Canada à Abidjan, le jour même, par le reftel FPO 3090.
Cent-sept jours après sa naissance, Geneviève venait de se gagner une patrie.
…Et tititi mon histoire est finie…
Abidjan,
le 20 juillet 1981
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