Essai sur Les solitudes du sculpteur
QUI, QUE, QUOI, COMMENT ET… POURQUOI PAS ?!
Les solitudes du sculpteur
Essai par Jean-H.Guilmette
Version revue et corrigée par Francine Laroque
4-02-2010
Espace épidural, Luc Boyer, expo « La sculpture dans tous ses sens » 2008
L’esprit du sculpteur
Dans les salons du 19 e siècle où l’on dissertait sur l’art, les artistes se moquaient des sculpteurs parce qu’ils étaient moins habiles à théoriser sur leur art et à s’exprimer. A son époque, Léonard de Vinci s’exprimait en ces termes au sujet de la sculpture : « La sculpture c’est la poussière, la sueur et le bruit, alors que la peinture est le royaume de l’esprit et de la quiétude réfléchie. » Ces propos m’ont troublé pendant de nombreuses années en fait jusqu’à ce que je comprenne que c’était la plus stricte vérité. A vrai dire, c’est ce commentaire de l’écrivain Michel Tremblay qui m’a mis sur la piste : « … l’artiste raconte dans son art ce qu’il est incapable de dire même à ses amis les plus proches dans l’intimité ».
Le sculpteur est, de tous les artistes, celui dont le labeur est le plus charnel et concret. Il ne faut pas se surprendre qu’on y recrute souvent les artistes qui trouvent le moins facilement les mots pour dire ce qu’ils ressentent. Plusieurs sculpteurs m’ont avoué que s’ils avaient pu dire les choses avec des mots, ils auraient écrit : « c’est tellement plus simple ». Il ne faut pas leur demander à l’avance ce qu’ils vont faire ni quel sera leur démarche. Et parce qu’ils doivent composer avec les aléas de la matière, ils savent mieux que quiconque qu’un plan ne vaut généralement guère plus que le papier sur lequel on l’a tracé. Le sculpteur vit et meurt dans « l’intuitif » plutôt que dans le « raisonné », dans « l’émotif » plutôt que dans le « cérébral ». La sculpture est un art où le savoir-faire doit être appris et maîtrisé avant le savoir.
Pour comprendre la démarche du sculpteur, il faut ouvrir une fenêtre sur le monde subjectif du sculpteur, et ne pas se cantonner à une analyse de l’œuvre ou du style. Le processus même de la sculpture est une fin en soi. Il ne faut jamais oublier que de tous les arts visuels, c’est la sculpture qui est l’art le plus physique. Ajouter de la glaise molle n’a pas le même effet physique que d’équarrir un bloc de calcaire. Au geste s’entremêlent des sons, des rythmes, des odeurs, des saletés, des sensations tactiles qui réveillent des niveaux de conscience et qui dépassent souvent la valeur intrinsèque de l’œuvre achevée. Des émotions inédites apparaissent lorsque le sculpteur martèle la pierre, des émotions qui diffèrent de celles qui marquent le même geste lorsque le sculpteur taille le bois; le son que produit le marteau qui percute le ciseau et le rythme qui s’installe n’éveillent pas les mêmes émotions. Le geste du sculpteur devient un « geste-thérapie ». Plusieurs sculpteurs, par exemple, trouvent dans cette discipline un exutoire à leur penchant obsessionnel-compulsif. Je préfère m’attaquer à la pierre ou tailler le bois parce que ce geste transforme en un geste positif un côté destructeur de ma personnalité : détourner l’objet de son propos initial vers un propos esthétique.
Trouvère,2006, Jacques Malo, expo Renaissance, 2009
J’entreprends une double odyssée quand je saisis mon ciseau et m’attaque à une pierre ou à un bloc de bois pour y trouver ce qui s’y cache. L’artiste en moi y cherche la forme la plus esthétique, alors que l’homme en moi y cherche une émotion que je n’arrive pas à sortir de mon subconscient autrement. Presque toujours, je ne sais pas – du moins consciemment, ce que je vais exprimer et c’est du travail que naît la forme; même si je la sais belle, j’ignore encore ce que j’y ai trouvé. Ce n’est que lorsqu’il sort de moi, que l’objet sculpté m’autorise à l’objectiver et à jeter un regard neutre sur le secret qu’il a libéré. C’est souvent des mois après avoir terminé une oeuvre que je commence à pouvoir en parler.
Une quête identitaire
Taureau, Mustapha Chedid, Recycl’Art 2008
La sculpture, comme toute manifestation artistique, est une recherche identitaire. Depuis fort longtemps l’on sait et l’on répète que le sculpteur ne sculpte que lui-même. Quand Joe Fafard sculpte une vache il exprime ses émotions tout autant que sa personnalité. L’animal est un prétexte, tout au plus une métaphore. Le propos du sculpteur n’est pas le même que celui de l’artisan, qui a pour métier de représenter fidèlement les formes de ce mammifère. On cherche aussi à retrouver un style spécifique à l’artiste, une sorte de maniérisme esthétique qui permet de le reconnaître facilement entre tous. Il est convenu que la découverte d’un style personnel marqué constitue l’achèvement de la découverte identitaire de l’artiste : on aime retrouver chez Giacometti ou Botero leur facture bien typée. Ceci dit, le processus est un marqueur identitaire tout autant que les caractéristiques visuelles de l’œuvre. Le choix du geste spécifique lié au matériau et le choix de la méthode qui permet d’en tirer un sens expriment l’identité de l’artiste tout autant que son esthétique.
Installation, Jacques Charbonneau, Recycl’art 2009
Depuis plusieurs années, la sculpture inclut l’installation et le travail de l’espace tridimensionnel. Le sculpteur peut, s’il le désire, intégrer des éléments divers dans ses œuvres, en d’autres mots être à la fois sculpteur et peintre. Le décloisonnement des disciplines contribue à l’enrichissement de la liberté de l’artiste. Il dispose ainsi de plus de choix de langages pour exprimer sa vérité. De nouvelles formes d’expression ont ouvert de nouvelles portes à l’imaginaire des artistes qui travaillent en trois dimensions.
De nouvelles conceptions et doctrines apparaissent et s’entremêlent inévitablement aux luttes de pouvoir au sein des organismes et surtout au sein des bureaucraties. Éventuellement, elles se transforment en diktats, en directives, en critères de gestion ou de financement. Plus les ressources deviennent rares et plus les enjeux idéologiques deviennent pervers. Le « décloisonnement » peut alors devenir un prétexte pour exclure ou pour priver de ressources ceux qui ne se réclament pas de cette manière de faire les choses. Hélas, le sculpteur « traditionnel » est souvent le premier à en payer le prix parce qu’en général il coute plus cher. Ses outils, ses matériaux sont coûteux. Il utilise plus d’espace, il dérange par le bruit et surtout par la poussière qu’il soulève. Pour ces raisons, il s’ensuit que le sculpteur trouve souvent plus de difficulté à se joindre à un groupe ou à un atelier d’artistes.
Certes, le décloisonnement des disciplines constitue une avancée importante, mais ce n’est pas donné à tous d’exceller dans d’autres disciplines et d’être capable de les intégrer avec bonheur. Ce n’est donc pas parce qu’un artiste choisi de s’exprimer par des techniques classiques, comme par exemple la taille directe de la pierre, qu’il fait partie d’une vieille école de pensée « dépassée ». Forcer l’artiste à décloisonner sa discipline par principe ou pour économiser les ressources peut mener à l’emprisonnement de l’artiste et à la réduction de son espace de liberté et de créativité. Il importe à tous de défendre le droit de l’artiste à s’exprimer librement et à choisir les voies de sa pensée créatrice.
En définitive, un point de vue qui se voulait au départ le résultat d’une grande ouverture d’esprit peut ainsi devenir réductionniste.
Archives, Diana Boulay, 1991, expo Renaissance, 2009
L’artiste et l’artisan
Naître de la terre, Denis Charrette, expo Renaissance, 2009
Dans son livre Les mondes de l’art (Flammarion 1998) le sociologue Samuel Becker jette un regard intéressant sur l’art, et la définition qu’il donne de l’artisanat permet de saisir de fines nuances ainsi que les paradoxes de la création.
Au savoir-faire technique, « l’artiste apporte autre chose à sa production, quelque chose qui tient à ses facultés créatrices et confère à chaque objet un caractère expressif unique. L’artisanat, pour sa part, recouvre un ensemble de connaissances et de techniques qui peuvent être appliquées à la production d’objets utiles, et, à ce titre, l’artisanat mène à la production d’objets destinés à satisfaire les besoins de quelqu’un. L’artisan est donc relativement moins libre dans sa production que l’artiste. » (p. 276)
La virtuosité est une qualité importante du métier d’artisan. En produisant avec une grande virtuosité un objet essentiellement utile, l’artisan s’approche de l’artiste, qui, lui aussi, s’appuie sur la virtuosité pour produire des œuvres d’art. Certains artisans se considèrent comme des « artisans d’art ». Ce terme est d’ailleurs retenu pour définir un champ d’expression artistique qui se situe entre les deux. On y retrouve par exemple, des potiers qui produisent des objets uniques et de grande qualité.
En même temps il arrive que certains artistes envahissent le champ de l’artisanat « alors que des praticiens des beaux-arts cherchent de nouveaux moyens pour élargir le champ de leur démarche expressive. Ils découvrent un artisanat dont les matériaux et les techniques leur semblent offrir des possibilités artistiques. » (p.281). On a vu par exemple, des artistes utiliser les techniques du potier pour produire des œuvres d’art. Mais il en résulte souvent que la qualité technique, la « virtuosité de l’artisan est sacrifiée sur l’autel de la beauté, car c’est le caractère unique qui fait sa valeur » (p. 282).
Mais à l’inverse, l’art peut à son tour devenir artisanat. Avec le temps « les œuvres d’art et les styles qui étaient, à l’origine, essentiellement expressifs apparaissent de plus en plus apprêtés et figés dans le respect des règles. Les formes d’organisations (le monde académique et le monde du commerce de l’art) placent de plus en plus les artistes sous des influences totalement ou partiellement extérieures; leurs activités commencent à ressembler à un artisanat conventionnel ». En ce sens on peut dire que l’artiste devient un artisan. Ce dérapage vers une forme de conformisme et d’emprisonnement de l’artiste peut se produire très rapidement; ce qui apparait un jour comme une audacieuse innovation peut, sous la pression académique ou commerciale, s’imposer à l’artiste et le contraindre à répéter le même schéma. Stravinski, par exemple, s’est fait reprocher de ne plus faire du Stravinski lors de la première audition du Chant du rossignol.
On voit donc comment au cours des ans une certaine ambigüité s’est installée entre le travail de l’artisan et celui de l’artiste.
Donner du sens aux choses
« Au nom de mes aiëules », Josée St-jean, expo « La sculpture dans tous ses sens », 2008
Depuis 1969, plusieurs artistes essaient d’élaborer des concepts pour mieux comprendre ce qui constitue « l’essence de l’art ». En apparence, l’art conceptuel ne se soucie plus du savoir-faire de l’artiste ni même de l’idée qu’une œuvre doit être « finie », car c’est l’idée qui prime sur la réalisation : certains artistes ne proposent que des esquisses de ce que pourrait être l’œuvre ou encore des modes d’emploi permettant à tout un chacun de réaliser l’œuvre. C’est l’idée qui a de la « valeur », pas sa réalisation. Avec l’art conceptuel, on assiste, pour la première fois en histoire de l’art, à une « expression artistique » qui pourrait se passer de l’objet.
L’art conceptuel a l’avantage de s’adapter plus facilement aux exigences des fonctionnaires qui gèrent les programmes de subvention et de bourses ou qui achètent des œuvres d’art pour les collections des gouvernements. Ces derniers ont besoins de justifier leurs choix par un document écrit qui appuie leurs décisions. Dans ce domaine, ceux qui pratiquent un art « conceptuel » sont souvent à l’aise car ils savent décrire et expliquer leurs projets.
Claire Guérette, Le grand maître, expo « La sculpture dans tous ses sens », 2008
Les sculpteurs plus intuitifs, motivés par des émotions et qui savent moins bien utiliser les mots pour décrire leur démarche artistique, n’y trouvent plus leur compte. Ils sont souvent investis du « sens des choses », de l’émotion qui accompagne les mouvements de la vie : la mort, la naissance, la violence, la paix, le désir etc. Ils cherchent à poursuivre une démarche à l’opposé des conceptualistes. Ils sont plus soucieux du contenu plus que du contenant et, de ce fait, ils se sentent plus libres d’utiliser les divers langages de la sculpture.
Le sculpteur, seul devant l’à-plat triomphant
Hormis les sculptures monumentales qui décorent les places publiques, la discipline sculpturale est le parent pauvre de tous les arts. Pourquoi? D’abord quelques faits. On estime en général que les ventes de sculptures ne représentent que 3 % du marché de l’art. Même les banques d’œuvres d’art des gouvernements provinciaux et du fédéral n’y consacrent pas une part plus large de leurs budgets d’acquisition. Au cours des 20 dernières années, qui a entendu parler d’une vente record pour une sculpture? Pourtant, chaque trois mois, les médias font la une avec la vente d’un tableau qui a fracassé tous les records. Pensons aux Tournesols et au portrait du Dr Jacquet de Van Gogh, aux derniers Klimt, etc. Combien de personnes, au Québec, peuvent nommer plus d’un seul sculpteur à part Rodin et peut-être Vaillancourt?(On apprenait aujourd’hui le 8 février 2010, qu’une sculpture de Giacometti vient enfin de battre un record… Fait à souligner et à marquer d’une pierre blanche)
En février 2007 j’ai visité l’exposition de Botero au Musée des beaux-arts de Québec. Je me suis assis au fond de la dernière salle du musée pour y observer les visiteurs. Il y avait, bien en évidence au centre de la salle, sept magnifiques sculptures, alors que les murs étant tapissés de tableaux. J’ai alors observé le comportement de 50 visiteurs qui ont défilé dans les deux salles que couvrait mon regard. J’ai noté que 20 personnes n’avaient prêté aucune attention aux sculptures, leurs regards s’étant immédiatement porté sur les peintures avant de jeter un regard furtif à l’un des bronzes, juste afin d’éviter de s’y heurter. Quelques autres ont lu la petite affiche et ont regardé d’un seul coup d’œil la rangée de bronzes en pas plus de dix secondes. Seuls trois visiteurs ont pris le temps d’observer les sculptures. En fin du compte, à peine 40 % des visiteurs se sont intéressés aux sculptures, et, de ceux-ci, la moitié seulement y ont porté une attention soutenue. Et pourtant, l’art de Botero est tout aussi puissant dans ses sculptures que dans ses peintures.
Comment et pourquoi la sculpture s’est-elle estompée de l’œil des gens? Sommes-nous marqués à ce point par l’à plat du cinéma, de la photo et de la télé que le volume et le tridimensionnel nous sont devenu indéchiffrables, voire hostiles à notre œil?
D’aucuns croient que sous l’effet conjugué du cinéma et de la télé, notre œil et notre cerveau se sont conditionnés à l’image, à l’à plat. Les experts ont constaté que le spectateur de télé zappe au bout de 9 secondes si quelque chose de nouveau ne vient pas capter de nouveau son attention. Il est ainsi devenu très difficile de se servir de ce média pour expliquer et développer une idée nouvelle et compliquée. En somme, une mentalité à la fois paresseuse et boulimique d’images nouvelles, a envahi celui qui regarde au détriment de tout esprit analytique.
Il revient à celui qui regarde de comprendre, de choisir le bon point de vue, d’analyser ce qui se passe dans l’œuvre et de construire lui-même l’environnement événementiel au sein duquel la sculpture vit sa propre histoire. C’est beaucoup de travail pour un public habitué à ce qu’on lui serve du tout-mâché d’avance. L’image à plat, structurée par son cadre, offre un point de vue déjà analysé, avec un foyer central et un environnement explicatif complémentaire. En comparant les peintures de Botero à ses sculptures, j’ai constaté que la grande différence ne vient pas tant de l’usage des couleurs que du fait que chaque peinture vient avec son propre décor explicatif alors que les bronzes exposés en galerie exigent qu’on fasse abstraction de tout ce qui les entoure pour « vivre la sculpture de l’intérieur ».
La sculpture semble a priori simple: « Ah! Voilà un cheval… Oh! Une femme accroupie », et ce constat suffit au spectateur-zappeur boulimique et impatient. Alors qu’un tableau, suspendu au mur comme une photo de vedette de cinéma, entouré de tout son décor, l’interpelle et lui murmure à l’oreille: « Viens me voir, j’ai une bonne histoire à raconter. »
Quatre points de vue de Prélude, Jean-H. Guilmette, 2004
Une collègue, qui est à la fois peintre et sculpteure, explique que la sculpture implique un engagement plus profond, et ce, autant pour l’artiste que pour celui qui regarde. « Quand je commence une sculpture, je complète en une seule composition, les 20 points de vue différents que contiennent 20 de mes tableaux ». Il y a plusieurs points de vue à chaque sculpture; il s’y trouve des angles qui, d’une manière bien souvent subtile, véhiculent des émotions contradictoires. Vu de face – le point de vue le plus souvent photographié et reproduit, c’est le côté réfléchi et imposant du Penseur de Rodin qui nous apparaît. Mais vu de dos, c’est l’accablement de l’Homme devant sa propre vicissitude qui domine. Un point de vue suggère la vulnérabilité alors que l’autre affirme la force. En ce sens, la sculpture est proche de la vie, qui est toujours complexe et remplie de paradoxes et de contradictions. Forcé de fabriquer le devant, le dessous et tout le reste, il est quasiment impossible au sculpteur de n’y présenter qu’un seul point de vue.
Le peintre argumente, avec raison d’ailleurs, qu’un tableau cache plusieurs niveaux d’interprétation et demande qu’on s’attarde à découvrir tout ce qu’il renferme avec non moins de passion. Mon propos n’est pas de valoriser l’oeuvre du sculpteur en rabaissant celle du peintre. J’essaie tout simplement de comprendre pourquoi les gens désertent la sculpture. Je trouve navrant que celui qui regarde une sculpture ou un tableau n’aille pas au fond des choses.
Une autre explication très souvent mentionnée pour expliquer la moins grande popularité de la sculpture par rapport à la peinture viendrait du fait que la peinture est devenue un ornement mural incontournable, souvent acheté plus pour son apparence décorative que pour son message intrinsèque. « Cette toile irait bien dans le salon avec la couleur du canapé », une phrase que les galeristes semblent tous avoir entendu un jour ou l’autre. « Les gens ne savent pas où placer une sculpture. Résultat ? On n’en vend guère plus d’une ou deux par année » certains m’ont-ils avoué tristement.
Les mécènes absents remplacés par l’État-mécène
Le chevalier, Dess, expo Renaissance, 2009
Les rapports entre l’artiste et l’acheteur m’ont toujours paru plutôt sains. En achetant l’oeuvre d’un artiste, l’acheteur, modeste ou riche mécène, est d’abord et avant tout guidé par sa propre évaluation des choses et par son intuition. Même s’il se laisse influencer par d’autres, sa décision finale l’engage. Même s’il prétend faire un placement en donnant son argent en échange de l’oeuvre, il s’associe et partage le risque de l’artiste.
Qui sait, peut-être sa décision est-elle judicieuse et que l’oeuvre prendra de la valeur, ou peut-être en perdra-t-elle!? Se ridiculisera-t-il devant ses amis ou saluera-t-on son bon goût?
Ce sont les mêmes risques que l’artiste prend dès qu’il expose son oeuvre. En acquérant l’oeuvre, l’acheteur fait plus que marquer son appréciation pour l’artiste et pour son oeuvre, il affirme qu’il a reçu le message de l’artiste. Inévitablement, au cœur de l’oeuvre produite par l’artiste se trouvent un message, un sens, et un désir de communiquer. Et une communication qui n’est reçue par personne est ni plus ni moins qu’un échec. C’est une bouteille à la mer qui se fracasse sur les rochers. Le silence de l’acheteur est aussi dévastateur que l’absence de rire pour l’humoriste ou l’absence d’applaudissements pour le comédien. Une majorité de mes collègues sculpteurs se désespèrent de voir s’accumuler leurs créations dans leur garage ou l’arrière-cour.
Minotaure, Pierre Dupras, Recycl’Art 2006
Depuis la seconde moitié du 20 e siècle, l’art et la promotion de l’art sont devenus affaire d’État. Dans la foulée des pays dits socialistes, les gouvernements des pays nantis ont graduellement investi l’espace traditionnel du mécène et du collectionneur. En plus des acquisitions muséales d’un type conventionnel, les gouvernements ont créé divers programmes de bourses aux artistes notamment par l’entremise de Conseils des Arts et se sont dotés de politiques d’acquisition systématique en créant les « banques d’oeuvre d’art » et en établissant des politiques par lesquelles l’obligation est faite de consacrer un pour cent des dépenses de construction d’un immeuble public à l’achat d’oeuvre d’art. Nul doute que l’apparition de l’État-mécène a eu un effet positif sur la promotion de l’art, mais en même temps elle a fait apparaître une dérive inédite. Pour comprendre, il faut connaître la culture institutionnelle des bureaucraties.
L’État-mécène s’en remet à ses fonctionnaires pour prendre les décisions au jour le jour. L’État engagera donc des experts pour gérer cette dimension nouvelle au rôle de l’État. Ce sont les experts-fonctionnaires qui sont devenus les gardes-chiourmes de l’art, les nouveaux Médicis du mécénat institutionnel. Dans nos démocraties, les fonctionnaires sont entraînés à éviter la prise de risque et l’apparence de favoritisme; leurs décisions doivent être objectives et neutres, ce qui ne laisse guère de place à l’intuition. Ces derniers vont rapidement introduire les méthodes bureaucratiques dans le processus de création. L’appel à la concurrence fait partie de l’abécédaire des règles d’acquisition. Il est donc normal que les fonctionnaires accordent des bourses ou achètent des œuvres par voie de concours. Comme cela est la norme dans la bureaucratie, ces concours doivent conserver des traces écrites de chacune des étapes. Cette domination de l’écrit sur l’intuition induira une subtile dérive qui, progressivement, créera une distorsion dans les choix.
Bien des œuvres prisées par les amateurs d’art contemporain le sont en grande partie grâce au support papier qui les accompagne. Ce sont des œuvres remarquables par leur analyse ethnographique ou conceptuelle, par la qualité de la dissertation parfois plus que par la valeur intrinsèque de l’exécution.
Hélas, ce ne sont pas tous les artistes qui sont enclins à suivre les règles que la bureaucratie impose ! Cela favorise ceux qui ont une facilité à décrire leur démarche artistique et défavorise ceux qui, pour une raison ou une autre, n’y arrivent pas bien. M’est-il nécessaire de réaffirmer que les sculpteurs sont tout particulièrement victimes de ces pratiques? Environ 75 % de ceux que j’ai interrogés sur ce sujet m’ont avoué détester ces procédures pour lesquelles ils ne se sont pas doués. Quelques-uns, généralement les plus jeunes, aguerris, voire cyniques, disent qu’il suffit de s’astreindre à « trouver les mots qui vont plaire ». Pour plusieurs, toutefois, c’est là un compromis trop près du mensonge qui entraîne l’abandon de l’intégrité de l’artiste.
Quand la vérité quitte l’art, que reste-t-il? Les fonctionnaires avec leur jury de pairs contribuent-ils à réduire la vérité dans l’art?
Voilà donc quelques questions auxquelles je n’ai toujours pas trouvé de réponses définitives.
Adam et Éve, Jean-H. Guilmette, 2004,
CHER LECTEUR, SI VOUS AVEZ EU LE COURAGE DE VOUS RENDRE JUSQU’ICI, PEUT-ÊTRE VOUDREZ-VOUS PARTAGER VOS VUES ET COMMENTAIRES AVEC L’AUTEUR ET D’AUTRES LECTEURS. NE VOUS PRIVEZ DONC PAS DE FAIRE USAGE DE LA BOÎTE « COMMENTAIRE ». MERCI
Marcel Messier 10 août
Extrêmement riche ton texte qui dénote une expérience consciente et profonde des holons qui nous constituent!
Yves Kéroack 11 mai
Pour un sculpteur, vous vous exprimez diablement bien !
Je suis sculpteur amateur et j’avoue que je me suis reconnu avec plaisir à de nombreux endroits dans votre texte, particulièrement au niveau de la démarche de création.
Vous y décrivez le sujet de manière très fluide, comme on tourne autour d’une sculpture pour en découvrir toutes les facettes.
Merci !