Concernant le sculpteur
Dans les salons du 19e siècle où l’on dissertait sur l’art, les artistes riaient des sculpteurs parce qu’ils étaient moins habiles à théoriser sur leur art et à verbaliser ce qu’ils cherchaient à dire. Léonard de Vinci aussi jugeait ceux-ci :“la sculpture c’est la poussière, la sueur et le bruit, alors que la peinture est le royaume de l’esprit et de la quiétude réfléchie”. Ces propos m’ont troublé pendant de nombreuses années jusqu’à ce que je comprenne que c’était la plus stricte vérité. Michel Tremblay m’a mis sur la piste : “… l’artiste raconte dans son art ce qu’il est incapable de dire même à ses amis les plus proches dans l’intimité” confiait-il dans un interview récemment.
J’entreprends une double odyssée quand je saisis mon ciseau et m’attaque à une pierre ou un bloc de bois pour y trouver ce qui s’y cache. L’artiste en moi y cherche la forme la plus esthétique, alors que l’homme en moi y cherche une émotion que je n’arrive pas à sortir de mon subconscient autrement. Presque toujours, je ne sais pas – du moins consciemment, ce que j’entends dire et c’est dans le travail que je trouve une forme; même si je sais qu’elle est belle, j’ignore encore ce que j’y ai trouvé. Ce n’est que lorsqu’il sort de moi, que l’objet sculpté m’autorise à l’objectiver et à jeter un regard neutre sur le secret qu’il a libéré. C’est souvent des mois après avoir terminé l’oeuvre que je commence à pouvoir en parler.
Le cheminement du sculpteur est profondément ancré dans la matière. La place du corps y est prépondérante parce que la matière est dure et intransigeante : la pierre se fend là où l’on ne s’y attendait pas; la glaise cache des bulles d’air qu’il faudra chasser par un lourd travail des muscles; le choc des outils contre la matière déclenche un bruit qui, par son rythme et sa stridulation, réveille des émotions profondes, et vient chercher ce qui est caché depuis très longtemps.
Certes le travail de l’esprit est là en permanence : c’est le savoir-faire, l’analyse et l’observation qui permettent d’éviter les accidents comme la cassure d’une pierre; c’est un don pour le repérage dans l’espace qui permet de placer d’instinct les composantes les unes par rapport aux autres. Mais c’est, en l’essence, un labeur beaucoup moins abstrait que celui du peintre. Ce dernier apprend dès le départ à manier plusieurs niveaux d’abstractions: sur un plan unidimensionnel, il sait jouer avec notre perception de l’espace et nous faire croire qu’un petit personnage se trouve à cent mètres devant la maison. En sculpture, ces niveaux d’abstraction n’existent pas : il n’y a pas de raccourci et ce qui semble être derrière est bel et bien derrière.
Le sculpteur est, de tous les artistes, celui dont le labeur est le plus charnel et concret. Il ne faut pas se surprendre qu’on y recrute les plus psychologiquement embouteillés des artistes; ceux qui trouvent le moins facilement les mots pour dire ce qu’ils ressentent. Plusieurs m’ont avoués que s’ils pouvaient dire les choses avec des mots, ils auraient écrit : “c’est tellement plus simple”. Il ne faut pas leur demander de dire d’avance ce qu’ils vont faire ni quel sera leur cheminement. Et parce qu’ils doivent composer avec les aléas de la matière, ils savent mieux que quiconque qu’un plan ne vaut généralement guère plus que le papier sur lequel on l’a écrit. Le sculpteur vit et meurt dans l’intuitif plutôt que dans le raisonné, dans l’émotif plutôt que dans le cérébral, c’est un art où le savoir-faire doit être appris et maîtrisé avant le savoir.
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