ANECDOTES DE VIE
» Le tonnerre n’existe pas «
anecdotes de vie dont voici quelques courts extraits.
En guise de préface:
De grand-papa Guilmette, j’ai hérité une montre de poche plaquée or et une bien sage maxime.
Il a été hospitalisé en 1968; il est demeuré à l’hôpital Notre-Dame quelques semaines dans un état comateux avant de passer l’arme à gauche. A la fin de l’été, j’ai été le visiter. Il délirait en marmonnant sur les indiens de Pointe-Bleue qu’il avait connus tout jeune, puis, sans avertissement, il s’est tourné vers moi:
- “C’est toi, Ti-jean? Ça va bien? Tes études?”
Puis, comme s’il avait deviné qu’il glissait sans rémission dans un monde dont il ne sortirait plus jamais, il s’est empressé de dire:
- “N’oublie jamais ce que je t’ai dit: le tonnerre n’existe pas!”
Il est alors disparu dans son monde de rêves passés, ses indiens, pépère et maman. Je ne l’ai revu que dans son cercueil.
Grand-papa était un homme sceptique qui donnait l’impression de cynisme: “la religion, c’est l’opium du peuple: ça sert à tenir les gens tranquilles”, m’avait-il confié à quelques reprises. Il m’avait souvent raconté comment, alors qu’il étudiait à l’université, des professeurs défendaient avec intransigeance des thèses diverses. Ils étaient disposés à mourir pour défendre leurs idées sur le magnétisme, sur le tonnerre ou sur autre chose. Plus tard, grand-papa découvrit d’autres savants, investis d’une explication plus moderne sur le tonnerre, ou encore sur la propagation des ondes. Ces derniers étaient toutefois disposés à tuer tout autant que les premiers pour défendre la vérité de leur thèse, qui, bien entendu, serait invalidée vingt ans plus tard… par d’autres savants, non moins dogmatiques.
En somme, ce que grand-papa considérait de plus important à me confier avant de mourir, c’était une sage maxime. Adopter en toute chose une réserve et un questionnement rigoureusement scientifique.
“Ti-Jean! Le tonnerre n’existe pas!” Je ne connais pas d’héritage plus honnête.
Section un
L’enfance
Ma première confession
Je n’ai pas fait ma première communion comme tout le monde. Nous avons passé l’été 1950 à Ste-Agathe-de-Lotbinière. Nous revenions de France et papa a passé l’été à étudier en préparation de l’examen de “fellow” – c’est l’examen de qualification pour un chirurgien membre de l’association des chirurgiens du Canada. Grand-papa Guilmette y possédait une maison de campagne, en fait une ancienne ferme. Ma mère décida qu’il serait utile que j’arrive à Montmagny – notre prochaine étape de vie – un peu catholique.
Comme je n’avais pas encore fait ma première communion, elle fit venir le curé du village afin qu’il me formât (çà, mes enfants, c’est un imparfait du subjonctif, un autre rituel des temps passés) aux premiers rites catholiques. Il m’expliqua donc ce qu’était un péché véniel et comment on pouvait aussi commettre des péchés mortels. Ces derniers sont la clef automatique pour une virée en enfer.
Afin d’éviter ce genre de chose désagréable, l’Eglise a prévu le sacrement de la confession. Tout cela, bien entendu, demeurait du chinois pour un enfant de six ans, même si le gamin a beaucoup voyagé. Il m’expliqua alors qu’on pouvait se confesser en disant qu’on avait battu sa petite soeur et conté des mensonges à ses parents.
Dès lors et pendant quelques années, je me suis régulièrement confessé de ces deux péchés. C’était pratique d’avoir quelque chose de précis à dire. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris qu’en confessant d’avoir battu une soeur qui n’existait pas encore, je faisais offense au sacrement de la confession.
Un jour, j’ai fini par comprendre que la confession doit être l’occasion de se confesser de véritables fautes. Fort heureusement, lorsque ce temps est arrivé, la nature prévoyante m’a fourni toute la matière nécessaire à de juteuses confessions quotidiennes. Chaque matin, à la messe du collège, mes confrères et moi-même nous nous alignions en file indienne pour recevoir l’absolution du péché d’impureté, …de la faute charnelle,…de la pollution nocturne provoquée,…enfin bref, de s’être crossé, …vous dites, je pense, shafter.
Le curé de la paroisse m’avait parlé du vilain péché de “la luxure”. Pendant fort longtemps ce péché est demeuré une énigme: quelle sorte de luxe peut être si important et de si mauvais goût qu’il justifiât (encore un usage de la langue française un peu passé) un séjour éternel en enfer? Et un jour, dans le magazine Life, j’ai vu une photo de la Cadillac décapotable rose d’Elvis. Je devais avoir dix ans, et un flash m’est venu: c’était ça, un péché de luxure.
J’ai aperçu cette pécheresse voiture, symbole incarné de la luxure, pour la première fois au restaurant Hard Rock Café près des Champs-Élysées en 1990. Ah, Paris!
Un rosaire pour Staline
Chez les Guilmette, nous n’étions pas une famille particulièrement religieuse. Jamais on n’écoutait à la radio l’émission quotidienne du “chapelet en famille”. Ni maman, ni papa n’assistaient aux prêches du carême. Le jour de la Fête-Dieu, il n’y avait pas de petits drapeaux pontificaux jaune et blanc sur les murs de notre maison. Je trouvais cela fort dommage car ces fanions faisaient joli. Je n’ai jamais dit qu’un seul rosaire de toute ma vie.
Un rosaire est une longue série de prières: en fait ce sont trois chapelets récités consécutivement. Un chapelet, c’est cinq dizaines d’Ave Maria, tous précédés d’un Pater Noster et terminés d’un Gloire-soit-au-Père. Je crois me souvenir qu’il y a aussi une petite série de prières au début, peut-être même un abominable Confiteor. Je dis abominable, parce que le Confiteor m’est toujours apparu comme une prière particulièrement compliquée: rendu aux trois quarts, j’embrayais habituellement sur une autre prière difficile, le Credo, et ça finissait en queue de poisson. A l’époque, ce genre d’ignorance était gênante.
En fin février 1953, j’étais en cinquième année chez les soeurs missionnaires de l’Immaculée Conception sur Côte Ste-Catherine. Les bonnes soeurs avaient toutes vécu en Chine et elles y avaient connu les horreurs du communisme. Ce jour-là, on venait d’apprendre que le boucher soviétique Staline était mourant, paralysé de la tête jusqu’aux pieds, si paralysé qu’il ne pouvait même pas parler.
Chaque dernier vendredi du mois nous allions tous à confesse – il y a une autre anecdote plus loin à ce sujet. Je sortais ce jour-là du confessionnal et me préparais à dire mes trois Je-vous-salue-Marie – c’était la pénitence d’usage – quand Soeur Martin de Tours me prit par l’épaule, me montra mes petits camarades tous étrangement occupés à prier devant l’une des quatorze stations du chemin de croix.
Le chemin de croix est une autre pratique d’un temps révolu. Dans chaque église on trouve bien rangés sur les murs, quatorze tableaux – quelquefois ce sont des bas-reliefs – ils représentent les étapes de la passion du Christ. C’est un rituel que les pèlerins ont coutume de faire à Jérusalem: les saints pontifes ont accordé des indulgences à ceux qui parcourent la voie douloureuse de la passion du Christ. Comme il n’était pas donné à tous d’aller faire ses Pâques en Israël, il était de coutume de faire un chemin de croix le Vendredi Saint dans son église paroissiale. Il suffit de suivre dans l’ordre les quatorze tableaux; l’on y récite une prière remplie d’à-propos. On trouve tout cela dans un vieux missel.
Soeur Martin de Tours me suggéra de réciter un rosaire devant le chemin de croix – une dizaine au pied de l’autel et les quatorze autres devant les quatorze stations – pour prier la Vierge afin qu’elle intercède auprès du bon Dieu et que Staline retrouve la voix …ne serait-ce que pour demander un prêtre et confesser ses péchés avant de mourir.
Il est absurde, voire picaresque, de penser que le seul rosaire que j’aie jamais récité l’ait été pour aider Staline à demander un prêtre…Il est mort, toujours muet, le jeudi 5 mars 1953.
1025 boulevard St-joseph, été 1953
Au coin de Drolet et Laurier, il y avait une taverne
Sur la rue Laurier, au coin de Resther, je pense, il y avait un salon funéraire. J’aimais recevoir du courrier. C’est si auguste d’ouvrir une lettre qui vous a été personnellement adressée, mais personne ne m’écrivait jamais. Moi non plus, d’ailleurs, mais je ne faisais pas le lien.
Un jour, je devais avoir neuf ans, je suis allé voir un mort dans un salon, probablement un ami de mes parents. J’ai inscrit mon nom et mon adresse dans le livre destinéà cet effet qui traîne à l’entrée. Quelques semaines plus tard, j’ai eu le grand bonheur de recevoir un carton de remerciements.
Par la suite, à chaque fois que je passais devant le salon funéraire et que j’étais habillé de mon petit uniforme de chez les soeurs de l’Immaculée Conception, – on portait une cravate rouge et un veston bleu marine,- j’entrais dans le salon tout doucement et je signais un ou deux registres. Grâce à ce stratagème astucieux j’ai reçu deux ou trois cartons de remerciements de la part de familles endeuillées que je ne connaissais pas. J’ai longtemps gardé ces cartons dans mes paperasseries. Maman a du jeter ces belles choses en faisant le ménage un jour de printemps. Il est bien connu que chaque année, dès que la neige fond et que les jours allongent, il se produit une dangereuse mutation chez les femmes. Il faut tout cacher, sinon elles jettent même de vieilles savates confortables et pleines de trous; elles n’ont alors plus peur de rien et pousseront l’audace jusqu’à envoyer aux ordures une balle de golf dont on a arraché la peau ou un bâton de hockey cassé qui sert de carabine.
En continuant plus loin sur Laurier, en direction ouest, on arrive à la grande rue St-Denis. Cette rue constituait une des frontières naturelles de Montréal. Sans que personne ne me l’aie jamais dit, je savais qu’on ne s’aventurait pas de l’autre côté sans ses parents. C’était aussi simple que cela. « Cette conviction devait être arrimée à quelque chose tout de même » je vous entends dire.
Juste de l’autre côté, en effet, il y avait de très hauts murs gris d’au moins dix-huit pieds. Cette muraille aux allures moyenâgeuses cachait presque complètement un bâtiment en pierres grises dont on ne voyait les fenêtres que partiellement. Ce bâtiment faisait peur: on m’avait dit que c’était l’école de réforme. Des frissons me passent encore dans le dos en me rappelant les images d’horreur que ce nom et ce lieu évoquaient. Jamais, mLme dans les pires moments, papa ne m’a menacé de l’école de réforme… J’aurais su alors que j’étais irrévocablement damné. Il me semble pertinent de noter au passage qu’encore aujourd’hui, je n’ai pas la moindre idée de ce qui pouvait se passer derrière ces murs sinistres, ni qui fréquentaient ces lieux. Cette ignorance des choses de la vie me navre, mais que voulez-vous, on ne peut pas tout connaître.
J’ai traversé la grande rue St-Denis une malheureuse fois. Avec deux ou trois gamins de la rue Boyer, – ils étaient plus dégourdis sur cette rue que sur Christophe Colomb; mais ici, je fais dans la fine dentelle sociologique – nous avons traversé la grande artère pour aller voir ce qui se passait à la taverne au coin de Drolet. Les tavernes étaient à l’époque des lieux mythiques. Seuls les hommes pouvaient s’y aventurer. Dans les années soixante, les femmes ont fait de l’ouverture des tavernes aux représentantes du doux sexe, une cause centrale à la libération de la femme. Je présume qu’elles espéraient découvrir quelque chose de sacré en envahissant ces lieux où la lumière du jour ne pénétrait jamais. Un peu comme quand on a enfin ouvert la tombe de Toutankhamon.
Mais revenons à mon sujet. Cette taverne devait être un lieu de grande perdition à entendre les mères du quartier qui déploraient le temps ( et peut-être l’argent) qu’y consacraient leurs fainéants de maris. Pour confirmer nos plus noirs soupçons, au moment même où nous approchons du lieu interdit, un type complètement ivre en sort en titubant, s’affale par terre et vomit dans le caniveau. Je ne sais pas quel instinct mauvais nous a alors possédés, mais nous nous sommes mis en rond autour de lui, nous avons déboutonné notre braguette et fait pipi sur le pauvre ivrogne ( je pense que je devais être à l’âge où on fait encore pipi; de nos jours, grâce à la télé, vous ètes plus précoces et vous savez déjà pisser à huit ans).
Nous étions sûrement préparés à entendre d’horribles jurons, même prèts à faire face à un homme irascible et vindicatif, mais sa réponse nous a complètement désarçonné:
- “Vous ètes pas fins les p’tits gars! Vous ètes pas fins,” a-t-il marmonné en pleurant à chaudes larmes.
L’abomination de notre geste nous est soudainement apparue à tous. Sans dire un mot, et sans même finir ce que nous avions amorcé, – l’un d’entre nous s’est retrouvé une demi-heure plus tard la braguette encore descendue,- nous avons quitté les lieux dans une course folle. Nous avons enjambé la rue St-Denis sans prêter attention aux feux de circulation; nous avons couru comme des perdus sans prendre notre souffle; nous avons traversé une des ruelles défendues; nous nous sommes engouffrés dans un de ces tambours en tôle ondulée et, sans réfléchir, nous avons trouvé refuge au dernier étage, là où nous n’osions jamais aller, car ce lieu était rempli des vieilleries d’un couple âgé et méchant.
Tour à tour amusés et apeurés de notre effronterie, craignant tout et rien, nous sommes restés dans le noir jusqu’à l’heure du souper. Nous n’avons plus jamais parlé entre nous de cet événement, je pense même n’avoir jamais eu le courage ou l’envie de jouer avec ces trois chenapans par la suite.
L’été 54 s’est ainsi terminé sur ce point d’orgue. Au lendemain de la fète du travail, j’ai entamé mon cours classique chez les jésuites, au collège Ste-Marie. Je n’appartenais plus, désormais, à mes camarades du quartier.
Devant le couvent des soeurs de l’Immaculée Conception, printemps 1954
Le regard des adultes
Quand j’étais petit, le regard que posaient sur moi les adultes demeurait un mystère. C’est bien souvent plusieurs années plus tard que je décryptais le sens du regard; cette prise de conscience tardive me jetait alors dans le plus grand des embarras.
Un jour, par exemple, j’écoutais une conversation d’adultes, lorsque quelqu’un provoqua un violent fou rire avec un jeu de mots d’une concision qui me parut exemplaire:
- “Quand je me suis marié je pesais cent quarante, aujourd’hui, a rentre sans que je pèse!”
Bien entendu, je ne comprenais pas un traître mot dans ce médiocre calembour, mais comme il était facile à retenir et qu’il faisait rire, je le répétais avec régularité devant un auditoire d’adultes – j’étais un enfant unique, et les amis de mes parents n’avaient pour la plupart pas encore commencé leur famille, ceci explique ma proximité avec le monde des adultes. On riait bien fort autour de moi lorsque je contais cette blague, ce qui m’encourageait d’autant.
Beaucoup plus tard, je devais alors avoir dix- sept ou dix-huit ans, cette blague et la sonorité bien particulière du rire des adultes me revinrent en mémoire. Je me suis alors senti devenir rouge comme une bette.
En 1954, alors que je terminais ma cinquième année chez les soeurs de l’Immaculée-Conception, je vis en cachette, un soir que mes parents m’avaient laissé seul à la maison, un film bien étrange à la télé: “Les enfants du péché”. C’est un film mélodramatique italien qui raconte l’histoire tragique d’une fille-mère que ses parents courroucés et honteux chassent de la maison et jettent dans la rue.
Le concept d’une fille-mère m’était alors complètement étranger. Je n’avais jamais pensé qu’il était possible d’avoir des enfants en dehors du mariage. Pis encore, je me rendis compte que je n’avais pas la moindre idée comment on pouvait concevoir les enfants: dans mon esprit de gamin, les enfants sont là, tout simplement.
Je revenais de chez les soeurs en tramway, – le 29 qui parcourait la Côte Ste-Catherine, descendait la longue pente de l’avenue du Parc après avoir débuté son long périple à Garland – mon camarade à l’époque s’appelait Pierre David et il habitait sur la rue McCollock, juste au milieu de la côte, à côté de la maison-mère des soeurs de l’Immaculée-Conception. Je m’ouvris à lui et il m’avoua que la veille il avait aussi regardé ce même film. Nous nous lançâmes alors dans de nombreuses spéculations sur la manière dont sont conçus les bébés. J’avais une théorie que je partageai avec lui à haute voix:
- “Il est possible pour une fille non mariée d’avoir un enfant, mais il faut qu’elle soit couchée dans le même lit que le gars et qu’ils soient tous les deux sous le drap. En bref, – ou est-ce a contrario? – si l’un des deux se trouve sous le drap et l’autre au-dessus, alors ça ne marchera pas”.
De toute évidence, j’étais sur la bonne piste et plutôt fier de l’être. Ce n’est que lorsque David se leva pour descendre au coin d’Outremont, que je pris conscience du regard des adultes: je devinai qu’ils avaient porté une attention soutenue à nos propos, mais je ne comprenais pas vraiment leurs petits sourires en coin, des sourires qu’on dit “fuyants”.
Encore une fois, des années plus tard, j’ai compris et j’ai rougi.
Joseph-Napoléon, Charles Emmanuel scandalise le jeune Vaillancourt
Un beau soir d’été alors que grand-papa et moi marchions sur la grande galerie de Ste-Agathe, le jeune Vaillancourt, le cadet du voisin, surgit soudain. Il était souriant, heureux de la bonne nouvelle qu’il était venu nous annoncer. Il étudiait à Bathurst, au Nouveau-Brunswick, et se préparait à entrer au séminaire: il allait devenir prêtre, (ça, mes enfants, c’est vraiment une pratique d’un autre âge!)
- “C’est une très bonne décision”, dit alors grand-papa. “Curé, c’est pas une jobine, c’est un bon métier. Tu fais partie des notables de la place, avec le notaire et le docteur. Tu es assuré d’un travail régulier, d’un bon salaire et d’une pension. Tu t’attires le respect du peuple: il suffit d’imposer les mains sur la tête des bébés et de donner des bénédictions en prenant un air important” – il prit alors l’air de circonstance, se mit la bouche en coeur et plissa malicieusement des yeux.
- “Faut avoir de la discipline. Faut faire attention à la masturbation et à la boisson. C’est facile pour un curé de devenir alcoolique à force de boire du vin à jeun tous les matins. La masturbation affaiblit l’homme, c’est bien connu: quand j’étais au p’tit séminaire, je me masturbais les mercredis et vendredis, jamais plus souvent. Quand tu seras curé, tu auras toutes les femmes que tu voudras: les femmes sont attirées par l’uniforme. Mais il faut faire attention: c’est mauvais de mettre enceinte la femme d’un notable. Mieux vaut faire ces choses avec la bonne-à-tout-faire. Choisis toujours une fille de la campagne, elles sont obéissantes et bien élevées. Je te félicite, mon garçon. T’as fait un bon choix.”
J’avais plus d’une fois entendu ces admonestations, en particulier les conseils sur la masturbation et l’abus de boisson. Ces propos me semblaient empreints d’une profonde sagesse. Je conservais secrètement des doutes quand à la périodicité de la masturbation – il me paraissait à cet égard un peu trop plein de réserve -, mais pour le reste ça allait.
Vingt années plus tard, je rencontrai l’abbé Vaillancourt à Hull. Je lui rappelai les propos de mon grand-père. Il me confessa alors qu’à l’époque, il nous avait quittés en s’enfuyant à toutes jambes après avoir tourné le coin de la grange, convaincu d’avoir conversé avec diable en personne. Ce cynisme à froid, cette rationalité voltairienne ne pouvaient être qu’un signe de Belzébuth. Il avait passé la nuit à prier.
Plus tard, bien plus tard, l’abbé Vaillancourt a travaillé dans la petite Bourgogne, un quartier très pauvre à Montréal; un lieu où les âmes s’égarent facilement dans la misère. Il avait entendu mille fois pire que les conseils, somme toute assez sages, de Joseph-Napoléon.
Grand-papa est chassé du Séminaire de Québec
Joseph-Napoléon Guilmette, 1908
“Tu vois la maison en pierre sur le coin, au deuxième étage, il y avait un bordel dans le temps” – il me montre alors une respectable maison de pierres grises dans le vieux Québec. “J’y venais de temps à autre quand j’étudiais en première année de philosophie au Petit Séminaire. Un soir que je revenais du bordel avec un camarade, un surveillant nous a vus.”
Ainsi aurait bifurqué l’avenir professionnel de grand-papa Guilmette. Mais n’anticipons pas sur le récit.
“Il était caché derrière le gros arbre qui est là, devant la petite porte qui mène au dortoir du séminaire” – il me montre alors un arbre énorme qui a été coupé depuis -. “Au réveil, le surveillant me donne une claque dans la face et me crie: “Monsieur! votre comportement est indigne!”.
J’imagine la scène quelque peu loufoque qui s’ensuit, alors que grand-papa, simplement vêtu d’une longue jaquette et coiffé d’un bonnet de nuit, réplique au jeune vicaire par un solide coup de pied dans les testicules. Il avait un tempérament prompt et orgueilleux. Le recteur du séminaire envoya alors grand-papa en cellule pour trois jours, afin de réfléchir sur son acte. Au terme de ce châtiment, grand-papa devait alors présenter ses excuses au recteur. Mais il a refusé, ce qui a entraîné son renvoi du séminaire.
Ce qui surprend dans ce récit, aussi vrai que grand-papa, c’est qu’il n’a pas été chassé pour son comportement libidineux, ni pour avoir tabassé un jeune curé, mais pour insubordination auprès du recteur. Trente ans plus tard, un Québec devenu alors janséniste ne lui aurait sûrement pas pardonné son passage au bordel. Quand je pense qu’un verre de bière à la taverne était considéré comme une cause de renvoi dans mon temps…!
Par la suite, grand-papa a fait des petits boulots pendant quelque temps. Il a été détective pour le Grand Tronc – un boulot dont le mystère me fascinait; collecteur des souscriptions pour le journal d’Henri Bourassa et que sais-je encore. Il appelait ça des “jobines”. Il m’insulta sans merci, alors que j’occupais le poste de directeur de programmes outremer au SUCO, un travail important à mes yeux, pour m’enjoindre de travailler au gouvernement.
- “Quand vas-tu arrêter de faire des petites jobines. Le gouvernement, ça, c’est sérieux. Moi, j’ai été fonctionnaire toute ma vie; j’ai toujours été bien payé et je n’ai jamais eu à travailler un seul jour”.
Pour grand-papa, le travail qui n’était pas manuel n’était pas vraiment du travail; c’était autre chose…qu’il n’a jamais vraiment défini.
Je n’ai jamais su comment ni pourquoi, mais il entra à l’Université Laval et obtint son diplôme d’ingénieur forestier. Ceci l’entraîna éventuellement à devenir fonctionnaire. Il prit sa retraite en 1956: il était alors chef-inspecteur pour le ministère des Terres et Forêts.
J’ai dit que c’était une homme pugnace et batailleur. Il me raconta qu’un jour il imposa une amende à une grosse papetière – j’ai oublié laquelle. Le président de la compagnie se présenta alors chez le premier ministre, Maurice Duplessis, pour faire annuler cette amende. Les deux hommes se sont alors querellés. A un moment donné, le président de la papetière s’est jeté sur grand-papa et les deux hommes se sont retrouvés sur le tapis à se battre à poings nus dans le bureau du premier ministre. C’est Duplessis qui les a séparés. Il a maintenu l’amende.
Selon les définitions en cours aujourd’hui, il semble bien que cela aurait pu être la première amende écologique au Québec. Quelquefois, je ne comprenais pas bien le cynisme de grand-papa.
J’ai été conçu à Baltimore, et je sais dans quelle position
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le raconter, quand papa avait bu un verre de bon vin, il devenait loquace et sans-façon. Un jour il me conta où et quand maman et lui m’ont conçu. En bon détective, j’ai tiré des conclusions concernant la position.
Ils se sont mariés le 11 février 1943, à Sainte-Anne de la Pocatière. Un mariage entre Montaigu et Capulet. Grand-papa Guilmette était un des fidèles lieutenants de Maurice Duplessis. Il parcourait la campagne québécoise, sous le couvert de ses fonctions d’inspecteur-chef des terres et forêts: il voyait à assurer la discipline du parti au sein des troupes. Florian Champagne, un agronome, avait été confrère d’Adélard Godbout, premier ministre libéral avant Duplessis. Il semble bien qu’il devait son double emploi de professeur à l’école d’agriculture et d’agronome à ces bons contacts durant le règne des libéraux. Ces deux hommes, l’un rouge comme l’enfer et l’autre bleu comme le ciel, se z’yeutaient d’un banc à l’autre lors du mariage. Ceci explique que je n’ai jamais ressenti beaucoup de chaleur entre ces deux familles qui ne se visitaient jamais.
Quelques mois après le mariage, l’armée envoya papa en stage à Baltimore, pour y apprendre l’art et la méthode pour prévenir les maladies vénériennes et pour assurer l’hygiène au sein des forces canadiennes outremer. Dès le début de la guerre, plusieurs musées européens ont envoyé leurs collections aux Etats-Unis pour les protéger des bombardements, de la destruction et du pillage. Le musée de Baltimore contenait des chefs-d’oeuvre encore jamais vus en Amérique. Papa, qui était amateur de belles choses, comme il se plaisait à le répéter, profita de ce séjour pour se baigner dans cette atmosphère raffinée. Maman était venue l’y rejoindre quand, un bon dimanche après-midi, ayant passé la matinée au musée, savouré un bon pique-nique arrosé d’un bon vin – comme vous le constatez, le vin a bien souvent été au centre de nos vies-, il entraîna maman dans les sous-bois.
Celle-ci fit mine d’invoquer le manque de moyens de contraception pour repousser mollement, selon papa, ses avances libertines. Papa la rassura en lui rappelant que c’était lui le médecin: il était savant en ces matières. C’est donc ce jour de mai 43, semble-t-il, que je fus conçu selon la méthode contraceptive du docteur Ogino.
Mais papa ne se contenta pas de finir de raconter son histoire sur ce souvenir graveleux. Il enchaîne alors en montrant ses fesses et le derrière de ses cuisses:
- “Le pire dans tout cela, c’est que j’ai attrapé tout plein d’herbe à puce.”
Papa a toujours été un homme attentif à ses bobos. Et cette attaque d’urticaire était gravée dans sa mémoire aussi sûrement que le reste.
D’après mes calculs et déductions savantes, papa ne pratiqua pas la position du missionnaire par ce bel après-midi de mai à Baltimore.
La fortune de Graziella Parent
Grand-maman Guilmette, née Graziella Parent, avait l’habitude de maugréer contre les soeurs Laliberté: vraisemblablement elle n’aimait pas ses cousines. Elle marmonnait parfois comme ça. Un autre jour, par exemple, elle m’apprit que les Anglais avaient emprisonné son oncle. Je finis par comprendre qu’il s’agissait du journaliste Etienne Parent, emprisonné en 1840 lors de la rébellion. Cet homme est né en 1802, plus de soixante-quinze ans avant grand-maman: au mieux, Etienne Parent aurait pu être son arrière-grand-oncle. Son père n’était pas encore né lors des événements de 1837. J’avais l’impression que grand-maman pouvait garder une rancune tenace: les Anglais n’avaient qu’à bien se tenir.
- “Les Laliberté ont volé l’héritage de mon père, Charles-Auguste Parent”, me confia-t-elle un jour.
Il arrivait occasionnellement que grand-papa m’amène le soir chez Alice et Amanda Laliberté. Ils jouaient aux cartes pendant que j’admirais éperdument le toucan empaillé, souvenir de la collection d’oiseaux de feu Jean-Baptiste Laliberté, fondateur des magasins Laliberté de Québec. Un jour, elles me donnèrent le toucan ainsi qu’un jeu de cartes rondes. Je conserve toujours religieusement ces deux objets…comme beaucoup d’autres, d’ailleurs.
Comment d’aussi bonnes et généreuses personnes avaient-elles pu être les complices d’un si noir méfait: dépouiller une jeune orpheline?
Bien des années plus tard, papa leva le voile sur cette “sordide affaire de famille”. Charles-Auguste, mon arrière grand-père, avait laissé un peu d’argent à sa mort: peut-être cinq ou dix milles dollars. Assez pour assurer un revenu modeste à sa veuve Zoé et à ses deux enfants. Zoé Mercier prêta quelques milliers de dollars à son beau-frère, J.-B. Laliberté, commerçant de fourrures et un entreprenant fourreur. Il fit fortune après avoir remboursé ce qu’il avait emprunté à sa belle-soeur. Il y a, d’ailleurs, toujours un magasin Laliberté à Québec.
Grand-maman considérait peut-être que J.-B. Laliberté, le beau-frère de sa mère, aurait dû partager sa fortune plus largement et en faire profiter tous ses neveux et nièces. Peut-être prenait-elle ombrage du temps que grand-papa consacrait aux filles Laliberté?
Qui sait?
Des pets et des moignons
Papa était un homme cérémonieux. Tous les soirs nous dînions dans la salle à manger et je devais me présenter à table avec veston et cravate. Si j’invitais un ami à dîner, je devais m’assurer qu’il était équipé du costume de rigueur. A chaque soir, maman préparait un bon repas et comme j’ai toujours aimé bien manger je supportais sans trop maugréer ce cérémonial d’un autre siècle.
On aimait bien discuter et tous les sujets donnaient naissance à des débats palpitants. Il y avait des mauvais jours, toutefois, en particulier lorsque le facteur apportait mon bulletin, toujours minable. Papa, qui avait toujours été un premier de classe, un candidat au prix du Prince de Galles - Prince maudit s’il en fût – avait beaucoup de difficultés à admettre et à comprendre mon attitude prétendument désinvolte face aux devoirs et aux leçons. Moi-même, d’ailleurs, je ne suis pas sûr que j’y comprenais grand-chose. Ces jours-là, le repas du soir était empreint d’une lourde tension, que maman essayait d’égayer de son mieux sans vraiment réussir.
Dans tout rituel, il y a des tabous. Il ne fallait surtout jamais parler de pet. Hélas, le répertoire comique d’un adolescent est délicieusement truffé de blagues sur cet ingénieux sujet. Les quelques fois où je me suis laissé aller et que j’ai prononcé le mot fatidique, papa nous a fait une scène du genre de celui qui perd l’appétit et qui ne pourra jamais finir le “délicieux- repas-que-ta-mère-nous-a-préparé”.
Un soir, le gueuleton d’usage est interrompu par une consultation au téléphone. Il revient, remet sa serviette et entame son gigot d’agneau en disant:
- “C’était mon amputé: ses moignons le démangeaient.”
Du coup, c’est moi qui ai perdu l’appétit; aujourd’hui encore, l’idée de moignons qui démangent, me perturbe profondément. Mais, il y a encore quelques bonnes histoires de pets que j’aimeraisbien lui raconter.
Un chapelet à Grand Quevilly
Comme plusieurs vétérans, mon père refusait systématiquement d’évoquer la guerre. Il m’était même défendu de jouer avec un pistolet de cowboy devant lui. Au cours des ans, j’ai recueilli ici et là quelques bribes d’histoires de la guerre. Les voici, telles que je les connais.
Major Charles Guilmette,M.D., RCAC, Normandie ou Hollande, automne 1944
La bataille de Normandie
Il s’est envolé de laéroport de St-Hubert le 5 juin 1944, sans la moindre préparation pour le genre de travail qui l’attendait au front. On lui avait appris l’hygiène publique, pas la chirurgie de combat. Son avion l’a amené directement au sud de l’Angleterre d’où il est parti pour rejoindre le régiment de la Chaudière déjà fort engagé dans la campagne de Normandie. Il a dû utiliser la cantine du médecin qu’il remplaçait en toute urgence: il est débarqué sur la plage de Normandie dans les bottes de celui-ci.
- “La première barge a passé, la seconde a coulé; j’étais dans la troisième” aurait-il expliqué un jour, à maman.
C’est tout ce que je sais de ce qui a vraisemblablement dû être une heure terrible pour un jeune homme d’à peine vingt-trois ans.
Il s’est toutefois ouvert une fois, sur ce sujet, bien plus tard, alors que j’étais adulte, pour raconter un souvenir plutôt drôle.
- “Un soir, nous nous sommes trouvés dans une fabrique de calvados. On a pris un petit coup. Le lendemain, le combat faisait rage. Mon brancardier avait disparu. L’armée canadienne a repoussé deux fois l’attaque allemande. Les deux armées ont ainsi passé et repassé deux fois sur le même petit chemin de la campagne française. Mon brancardier est demeuré étendu sur le bord de la route pendant que les deux armées lui passaient sur le corps – figurativement, s’entend- à tour de rôle. Tout à coup, comme par miracle, le brancardier se lève, s’étire et vient vers notre ambulance. Il n’était qu’ivre-mort, ce qui lui avait sauvé la vie. Les Allemands ont passé à côté de lui sans faire de cas.”
A dire vrai, c’est pas le truc le plus drôle que l’homme ait inventé; il fallait vraiment être au bout de son humour pour trouver à rire de cette aventure.
Grand-Quévilly
L’armée canadienne s’est dirigée vers le nord de la France, la Belgique et la Hollande. Dans la Poche de Caen, de terribles combats ont opposé l’armée canadienne à des régiments SS. Un jour, dans un village près de Grand Quévilly, une ville près de Rouen, les SS ont fusillé une centaine de villageois au vu et au su des soldats canadiens, vraisemblablement pour faire peur aux Québécois. Selon papa, ce geste odieux aurait eu l’effet contraire; le régiment de la Chaudière a été galvanisé et aurait fait très peu de prisonniers SS dans les semaines qui suivirent.
En 1984, papa faisait partie d’un groupe d’anciens combattants venus en France participer aux célébrations du quarantième anniversaire du débarquement. (Dans ma vie, il y peu de choses que je regrette; à l’exception, toutefois, de ne pas avoir accompagné papa pendant ce “pèlerinage”; tant de choses auraient été dites alors entre un fils et un père qui s’étaient toujours profondément aimés sans trop savoir comment se le dire.)
Les vétérans et leurs familles furent bien reçus partout en France, en Belgique et en Hollande. A Grand Quévilly, dans le nord de la France, on se rappelait encore du passage des soldats canadiens. Au cours d’un grand dîner d’honneur, une femme dans la quarantaine s’approcha de mon père:
- “Major Guilmette?” dit-elle, “vous vous souvenez de ce chapelet?” Elle tendit alors un petit chapelet noir, cadeau que grand-maman Guilmette avait fait à papa au moment de son départ.
En entrant à Grand Quévilly, en 1944, papa avait trouvé sur sa route une jeune fille abandonnée de sept ou huit ans. Ses parents faisaient partie du groupe de ceux que les SS avaient fusillés. Pendant les quelques jours que le régiment a passé dans cette ville, papa s’en est occupé: il lui a donné à manger, – peut-être du chocolat -, il l’a logé dans sa tente. Au moment de son départ, il a trouvé le maire et lui a confié la jeune fille. En guise de souvenir, il lui a donné la seule chose qui pouvait convenir à un enfant, son petit chapelet. Elle l’avait conservé depuis et venait rencontrer celui qui lui avait donné un peu de réconfort.
Il me semble inutile d’insister combien ces retrouvailles furent émouvantes pour papa. Il me semble aussi intéressant de noter, au passage, que l’ancêtre de tous les Guilmette au Canada était originaire de Rouen. Dame Marie Selle, est née à Bois-Guillaume, un autre bourg adjacent à Rouen en 1647; elle s’est mariée à Nicolas Guilmette à Québec le 17 octobre 1667.
Dans un camp de concentration
Après avoir libéré la Hollande, l’armée canadienne piqua vers le sud-est et s’enfonça en Allemagne. Une rare fois que papa s’ouvrit à moi sur le sujet de la guerre, il m’expliqua qu’après un certain temps l’armée ne rentrait plus dans les camps de concentration qui, en général, avaient été abandonnés par leurs surveillants nazis. On n’y trouvait plus que de pauvres hères squelettiques, malades et généralement couverts de vermine, qui n’osaient pas sortir du camp. On laissait donc le soin au corps médical d’évaluer les dégâts et de décontaminer les prisonniers.
- “J’avais à peine vingt-quatre ans,… j’étais rien de plus qu’un p’tit gars de Québec… nous avions convoqué les prisonniers dans une salle pour leur expliquer ce qui allait se passer… Et tous ces gens me regardaient avec de grands yeux, perdus dans leurs orbites, comme si j’étais le Bon Dieu. Tu te rends compte que, parmi ceux-ci, il devait se trouver de très grands esprits, des Einstein, des philosophes d’envergure, des Chagall, d’extraordinaires compositeurs…qui, tous, avaient été réduits à la plus grande misère humaine…”
Il ne finit jamais sa phrase, il avait tout dit en quelques mots: “…ils me regardaient comme si j’étais le Bon Dieu …?”
Joseph-Napoléon Guilmette, candidat Progressiste-Ouvrier
Joseph-Napoléon Guilmette, 1921
Grand-papa a eu une carrière politique plutôt courte. Candidat du lac St-Jean aux élections fédérales de 1921, il a perdu son dépôt. Il m’a raconté qu’au cours d’un meeting électoral dans la salle paroissiale d’un village du cru, il a entendu une petite fille crier du premier rang:
- “Pepa! Pepa! Entends-tu le mesieu’ Heu!, r’heu- r’heu! Y’appelle les canards”. Grand-papa était intimidé et s’enfargeait dans son discours.
C’est donc dans un fou-rire dévastateur, contagieux et définitif que s’est noyée l’ambition politique de Jos-Napoléon.
Voici, reproduit fidèlement, le dépliant du candidat. Vous pourrez juger par vous-même de la distance qui sépare un politicien de cette époque de celui d’aujourd’hui. Autres temps, autres moeurs.
“Le candidat Fermier-Ouvrier est âgé de 33 ans. Fils d’Alfred Guilmette, un des premiers défricheurs de St-Méthode, il a été élevé partie à St-Méthode, Roberval et St-Prime. A fait ses études et travaillé sur la ferme jusqu’à l’âge de 19 ans. Ouvrier pendant cinq ans, a été diplômé Ingénieur forestier en 1916. Depuis cette époque a été à l’emploi du Service Forestier de la Province de Québec dans la région de Chicoutimi, comme surveillant des exploitations forestières et pour la classification des lots de Colonisation.”
Programme
1. – Que des efforts soient tentés pour rappeler la loi de conscription et la loi de la marine, toutes deux inscrites dans les Statuts du Canada. Et que dans ses relations avec l’Angleterre le Gouvernement du Canada s’en tienne aux principes posés par les Pères de la Confédération: à savoir la non-participation du Canada aux guerres de l’Angleterre.
2. – Que l’administration de la chose publique, aussi bien dans les domaines de l’agriculture, que dans celui des forêts, des mines, des pêcheries, etc…, soit confiée à des compétences en la matière; et que ces industries comme celles qui en dérivent soient développées dans la plus grande mesure possible.
3. – Qu’un remaniement du tarif actuel s’élabore dans le prochain Parlement ayant pour objet une diminution des droits d’entrée au pays sur les machines aratoires et autres dépendants des industries minières, forestières etc…
4. – Que cette étude du Tarif soit confiée à une Commission permanente qui étudierait les conditions particulières de chaque industrie et la législation étrangère affectant le commerce des produits du pays, et qui lui fournira des données sur lesquelles il pourra asseoir sa politique douanière.
5. – Que l’on accepte comme immigrants au pays que des sujets désirables et aptes à travailler au développement du pays.
6. – Que l’Etat impose aux corps politiques l’obligation de faire connaître publiquement avant et après les élections la source des fonds électoraux.
7. – Que l’Etat impose aux propriétaires de journaux l’obligation de publier la liste des actionnaires.
Électeurs et Électrices
Pourquoi devez-vous voter pour le candidat fermier-ouvrier actuel:
1. – Parce que le programme du parti agraire vise principalement à protéger et soulager les deux classes les plus nombreuses de la société.
2. – Parce que le candidat Fermier-Ouvrier s’engage d’avance à s’opposer de toutes ses forces à toute participation du Canada aux guerres de l’Angleterre.
3. – Parce que le candidat Fermier-Ouvrier est partisan d’un tarif douanier propre à faire disparaître les droits d’entrée au pays des machines aratoires, et de toutes les nécessités de la vie. Lequel tarif s’appliquera surtout à soulager les classes pauvres de la société.
4. – Parce que le parti fermier n’étant pas soutenu financièrement par la haute-finance, ses membres ne sont pas liés à aucune coterie dont les intérêts ne sont pas ceux des classes agricoles et ouvrières.
5. – Parce que la candidat actuel pour avoir parcouru en tous sens la région du Lac St-Jean, Chicoutimi et Saguenay a été à même de constater par lui-même quels étaient les besoins de la région tant dans le domaine agricole, que dans le domaine industriel.
6. – Parce que des réformes s’imposent et que le temps est venu pour les agriculteurs et les ouvriers, maltraités par les deux partis, et victimes des “trusts” qui élèvent le coût de la vie, de se ranger en masse pour assurer le triomphe du parti des ouvriers.”
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Grand philosophe de la chose politique, grand-papa résumait dans une phrase lapidaire le rôle de l’État: “ Le Gouvernement, c’est la voirie et la police”.
Je pense de plus en plus qu’il voyait juste.
Papa se fait soigner du catarrhe
Dès son plus jeune âge, papa reniflait et donnait des signes d’allergies. A cette époque, on disait de ces gens qu’ils étaient pris du “catarrhe”. Grand-maman Graziella, – eh oui! les filles de sa génération avaient écopé des grands noms de la littérature romantique, amena donc son “catharrheux de fils” chez le docteur. Celui-ci prescrit alors une cure d’air marin – çà, c’est une pratique du dix-neuvième siècle, pour guérir le mal du jeune adolescent boutonneux. Papa était pensionnaire au collège de Lévis, juste en face de Québec. A la fin du congé de la Noël, il devait retourner au pensionnat par le traversier. Graziella l’accompagna donc à bord du bateau; elle l’installa sur le pont, tout à fait en avant, comme Di Caprio dans le film “Titanic” et lui ordonna péremptoirement: “Reste ici et respire à plein le bon air marin”. Elle s’assura qu’il fit au moins deux aller-retour dans cette position plutôt frisquette avant de le laisser partir, définitivement guéri, vers le pensionnat. Le fleuve St-Laurent est soumis aux marées océanes jusqu’au-delà des hauteurs de Québec: c’est sûrement ce qui permet de justifier la thérapeutique efficace de grand-maman.
Graziella Parant-Guilmette, 1928
Grand-maman Guilmette était née dans une famille bourgeoise du vieux Québec. Elle avait appris chez les soeurs, l’art d’être une jeune fille de bonne famille, ce qui semblait traiter d’abord et avant tout de la bienséance, du petit-point et des bonnes manières. Elle avait en grande horreur toutes les tâches serviles, en particulier la cuisine. Il fallait vraiment s’appliquer avec grande dévotion pour rater les recettes les plus simples avec autant de persistance et de savoir-faire. Elle réussissait presqu’à chaque repas à laisser brûler quelque plat sur le feu. Tantôt c’étaient les patates qui avaient un goût carbonisé, une autre fois c’étaient les légumes; j’ai même dégusté à plusieurs reprises de la confiture de fraise qui exsudait un parfum discret de charbon brûlé. Elle servait le gâteau dix jours après l’avoir acheté, à rabais, un lundi matin: bien entendu, il fallait le noyer dans le lait.
Tout était méticuleusement rangé dans la maison. Le thé trouvait sa place dans une boîte marquée café alors que le sucre nichait dans la boite à farine. Il lui fallait grimper sur une chaise et ensuite sur le comptoir pour prendre les casseroles de tous les jours afin de brûler les pommes de terres ou les carottes. On mangeait toujours sur la grande table de la salle à manger qui était en permanence mise pour les dimanches: elle disposait de fort jolies pièces d’argenterie du XIX e dont elle prenait grand soin. Un énorme bouquet de fleurs d’hydranger séchées trônait au milieu de la table et en dehors de moi qui était tout petit, personne ne pouvait voir son vis-à-vis. Lors des dîners de famille, ceci donnait lieu à un cérémonial routinier. Dès que grand-maman quittait la pièce pour la cuisine, grand-papa posait le fameux bouquet par terre en nous faisant un clin-d’oeil, mine de dire: “dites rien! Elle ne s’en rendra pas compte”; son petit manège marchait au moins une fois sur deux. Les autres fois, grand-maman s’apercevait tout de suite de sa disparition; elle poussait un soupir énorme, posait sa casserole sur un coin de la table et replaçait prestement le bouquet là où il devait trôner.
Grand-papa Guilmette avait conservé des habitudes anciennes: il ne donnait d’argent à son épouse qu’au compte-goutte, préférablement après que celle-ci l’ait demandé plusieurs fois. De son côté, elle agissait comme bien des femmes de son époque: elle passait ses nuits à rechercher le portefeuille caché de grand-papa afin d’arrondir son budget par quelques menu larcin. Grand-papa, aussi rusé qu’elle, changeait de cachette dès qu’il croyait qu’elle avait découvert le pot-au-rose. Un jour il cachait son argent dans une chaussette, un autre c’était derrière un grand cadre. En reprenant son argent au réveil, il me soufflait de ne rien dire et j’obéissait sagement. Grand-maman d’ailleurs me faisait aussi des confidences en m’enjoignant d’en garder le secret. Ces petits jeux entre ces deux vieux me fascinaient et, bien entendu, je gardais méticuleusement séparés dans les compartiments de mon jeune cerveau, les secrets de l’un et de l’autre.
C’était le couple le plus mal assorti de la terre, lui, vivant le jour et elle, se couchant à l’aube. Il adorait passer l’été à la campagne à cultiver son jardin, alors que grand-maman était une citadine profondément enracinée dans les pierres du vieux Québec. Lorsque, très rarement, elle venait à Ste-Agathe, non seulement elle apportait ses draps de la ville, mais aussi ses oeufs, son beurre et son lait, car elle ne faisait confiance ni aux oeufs ni au lait de “l’habitant”. Le contraste entre la nature dévote de l’une et le cynisme voltairien de l’autre me semblait tout naturel. Pendant de nombreuses années j’ai cru qu’il devait en être ainsi dans les autres familles.
Quand je visitais Québec, grand-papa m’amenait partout où ses affaires l’entraînaient. J’ai ainsi assisté à la collecte des loyers d’un petit bloc d’appartements qu’il possédait vers la rue Bourlamaque; je pense qu’à quelques occasions il m’a aussi présenté à l’une ou l’autre de ses anciennes maîtresses. Celles-ci m’ébouriffaient les cheveux tendrement en disant que j’étais tout le portrait de mon grand-père. Quand il jugea que j’avais atteint l’âge de comprendre, vers treize ans, il m’expliqua avec le plus grand sérieux qu’il n’avait pas eu de contacts charnels avec sa femme plus d’un trentaine de fois; ce qui me semblait tout à fait raisonnable puisqu’ils ont eu quatre enfants dont deux ont survécu. Je notai qu’en vieillissant, le nombre de fois diminuait proportionnellement à sa mémoire: il m’affirma un jour qu’il avait fait le sexe six fois avec ma grand-mère, ce qui aurait fait des “zoïdes” de grand-papa les plus efficaces petits navigateurs de l’espèce humaine.
Grand-maman, de son côté, m’entraînait dans toutes les églises de Québec où elle aimait “faire ses dévotions”. Des chanoines onctueux m’y adressaient la parole avec le respect qu’on doit aux enfants de celles qui mènent-une-vie-de-sainte: adolescent, j’en conclus que ces derniers devaient avoir entendu parler des frasques païennes de grand-papa, car grand-maman passait son temps à entamer une neuvaine pour le salut de son âme – une neuvaine est une série de neuf jours consécutifs au cours desquels le pénitent fait de nombreuses prières. Elle m’expliqua que lorsqu’elle apprit que papa n’allait plus à la messe, elle gravit les marches de l’Oratoire St-Joseph à Montréal en récitant à genoux une dizaine de chapelet par marche. Il doit bien y avoir deux cent cinquante marches et cela avait pris la journée. Je n’ai donc jamais osé lui avouer la perte de ma foi, de peur que cette bonne âme répète son geste héroïque. Je pense que lorsque mon adolescence est survenue, elle s’est douté que je n’étais guère plus chaud pratiquant que papa, mais elle m’entraînait à la messe dominicale sans poser la moindre question. Elle m’achetait un exemplaire du livret de l’église de la semaine et me donnait dix sous pour la quête.
Grand-maman savait mieux que quiconque faire des scènes théâtrales même dans la rue. Elle pouvait soudainement sortir sur le balcon et chasser les enfants en criant à tue-tête et en les menaçant de son balai. Les gamins de la rue des Franciscains la craignaient tout en riant d’elle dès qu’elle leur tournait le dos. Malgré de nombreux séjours chez mes grands-parents, je n’ai donc jamais lié amitié ni même joué avec les gamins du voisinage. Papa a conservé jusqu’à sa mort d’amers souvenirs des querelles incessantes de ses parents et du comportement expansif de sa mère. Cela l’humiliait profondément et il avait fui Québec pour y échapper.
De mon côté, je regardais toutes ces choses avec détachement: après tout, Graziella et Joseph-Napoléon me prodiguaient tous deux des signes d’affection et me gâtaient à tour de rôle. Comment dire ces choses? Comment expliquer ce qui ne s’explique pas dans la tête d’un enfant? Je les aimais parce qu’ils étaient là. Ils étaient là pour moi, tout simplement. J’ai un souvenir attendri de grand-maman quand elle me glissait “deux piastres” dans la main en me murmurant de n’en parler à personne: j’avais vingt ans et elle continuait son petit rituel. A cette époque, cela n’achetait plus grand chose, mais la naïveté du geste n’en était que plus charmante. Grand-papa, grand prince, a de son côté, conservé jusqu’à sa mort l’habitude de me donner un “dix” …sans le dire à ma grand-mère…
Un jour, j’avais vingt-cinq ans, ils ont cessé d’être là. Un chagrin tranquille et amer m’est alors entré dans le coeur comme une pluie grise de septembre. Je n’ignorais pas que les êtres ne peuvent durer au delà de la grande vieillesse et qu’il doit y avoir une fin à toute chose. Je savais bien que c’était rendu à mon tour d’être père et grand-père et qu’il me fallait faire montre du sérieux de mon nouveau rôle.
Ce qui m’étonne encore jusqu’à ce jour, c’est qu’à cinquante-cinq ans, je suis toujours le petit-fils de Graziella Parent et de Joseph-Napoléon Guilmette; j’aimerais bien qu’elle me glisse un dernier “petit deux” dans le creux de la main: “…Parles-en pas à Jos-Napoléon”.
La messe des funérailles de grand-papa Guilmette
Joseph-Napoléon Guilmette, 1963
Grand-papa Guilmette est mort à quatre-vingt trois ans, en 1968. Son service funéraire a eu lieu à l’église Notre Dame du Chemin – cette église a été démolie depuis. Québec a toujours été une ville quelque peu provinciale et on y était en général encore bien catholique à l’époque. En 1963, le rituel de l’église a été profondément simplifié par le Pape réformateur Jean XXIII: les paroles de la messe sont dites en français et le prêtre se met face au peuple. Mais en 1968, personne de la famille n’avait encore été à la messe depuis près de six ans.
Au service, nous occupions le premier banc. Grand-maman Guilmette, un pilier de bénitier, la veuve, avait été placée dans le choeur car elle était alors en chaise roulante. A ses côtés, il y avait l’abbé Bertrand Pomerleau, notre cousin de tous les offices. Malheureusement pour nous, Bertrand semblait prostré dans un profond chagrin, car il demeurait à genoux, le visage caché dans les mains – il m’avoua plus tard qu’il avait pris un malin plaisir à nous laisser pourrir dans notre jus. A côté de nous, il y avait Alphonse Guilmette, le demi-frère de grand-papa, descendu du lac St-Jean. J’appris plus tard qu’il ne fréquentait plus l’église depuis qu’un curé de village, qui manquait d’à-propos, lui avait reproché en chaire ses rapports présumés charnels avec sa nièce: celle-ci était venu s’occuper des enfants à la mort de sa femme et le curé en avait tiré des conclusions hâtives. Enfin, ma tante Françoise, normalement elle aussi croyante convaincue, était en rupture de ban avec l’église depuis un mauvais jugement de l’archevêché de Montréal eu égard à son annulation de mariage avec un ancien frère, René Paquette.
En somme, un ramassis de païens et d’éclopés spirituels se retrouvait au devant de l’église, chargé toutefois de donner le signal lorsqu’un événement nouveau se passait pendant la messe. Après dix minutes, le curé s’est aperçu qu’aucun d’entre nous ne savait quand il fallait s’asseoir, se lever ou s’agenouiller et, pour mettre un peu d’ordre dans tout cela, s’est mis à crier à tue-tête: “Debout!, A genoux!, Assis!”. Cette messe funéraire commençait à ressembler à un concours de dressage.
Pour ajouter l’insolence à l’injure, personne de la famille n’est sorti du banc au moment de la communion. J’ai entendu un léger brouhaha derrière nous: des gens sortaient de leur banc pour communier, mais, confrontés à la famille du défunt qui ne bougeait pas, ils se sont ravisés et, comme des marmottes effrayées, ils ont regagné leurs sièges.
J’ai encore un souvenir exquis du visage cramoisi du curé, perché sur les marches du choeur, son ciboire doré dans la main gauche et une hostie portée bien haut dans la droite, et qui constate que toute sa clientèle fuit.
Soixante-huitard dans l’âme, j’ai depuis apprécié le symbole de cette scène anticipative des temps à venir.
Maman triche sur son âge
Claire Pomerleau, 1945
En 1949, nous habitions un appartement au second étage, au 5190 de la rue St-Hubert, juste un peu au nord de Laurier, à coté d’une fabrique de patates frites de marque “Maple Leaf”.
Cette période de ma vie est peuplée d’agréables souvenirs. Il me semble que j’étais un garçon bien gentil, qui vivait l’été, sur un tricycle rouge qui devait bien aller à cinquante à l’heure dans les courbes, et l’hiver, dans un “snow-suit” qui faisait zip-zip à chaque pas. Je mangeais des biscuits au chocolat fourré de guimauve, des “whippets” , chez la voisine du bas qui m’aimait bien. J’avais un amour du nom de Murphy. Les maisons étaient chauffées au charbon et on trouvait du mâchefer un peu partout: c’est devenu une substance introuvable depuis. Papa ne venait que rarement à la maison car il était interne à Notre-Dame. Pour économiser sur son salaire de quinze dollars par mois, il prolongeait ses gardes.
Un jour, un employé chargé de recueillir une quelconque statistique, s’est pointé à la porte et a demandé l’âge de maman. “Vingt-cinq ans” a-t-elle répondu avec aplomb. Quelques années plus tard, nous étions alors à Montmagny, un autre commis aux statistiques a reposé la même question. Il m’a semblé normal de constater que maman avait encore vingt-cinq ans. Une mère, ça ne vieillit pas. Les enfants reçoivent des cadeaux à chaque année et c’est sûrement ce qui les fait vieillir.
En 1958, elle était enceinte de Constance. Quand elle affirmait avoir vingt-cinq ans, elle me faisait un clin d’oeil afin de s’assurer de ma complicité. Nous étions alors voisin de Jacques Henripin, un professeur de l’université de Montréal, dont l’épouse était aussi enceinte. Cette dernière était intriguée par notre famille, composée d’un mari aux allures respectables, d’un adolescent de quinze ans et d’une jeune femme, vraisemblablement une primipare – vous irez chercher ce mot dans le Larousse. Mme Henripin tournait autour du pot pour découvrir ce qui expliquait ces incohérences apparentes. Sans frémir de honte, ne serait-ce qu’une nano-seconde, maman a immédiatement improvisé une réponse remplie d’une complaisante ambiguïté à son propre égard.
- “C’est le fils de mon mari” une réponse qui, dans des circonstances normales, aurait dû nous rassurer, papa et moi, sur l’état de nos relations biologiques et génétiques. Evidemment, elle n’a pu manquer de se vanter de son forfait.
- “Je doute de l’intelligence de cette femme”, a rétorqué papa, sans lever le nez de son assiette.
Quelques années plus tard, maman décida d’apprendre l’anglais à l’école Berlitz. La classe était en majorité composée de jeunes gens dans la vingtaine. Au cours d’un exercice de conversation anglaise, son voisin expliqua qu’il était marié depuis vingt ans. Maman vit beaucoup trop d’admiration dans l’oeil des autres étudiants envers un homme qui avait vécu si longtemps et, encore une fois, improvisa une historiette où se mêlaient la vérité et la duplicité.
- “J’ai une fille de cinq ans, et…heu, un garçon de huit ans”.
Elle a eu la très mauvaise idée de raconter son histoire au souper. J’ai immédiatement deviné qu’elle s’était rendue vulnérable aux plus odieux des chantages; je l’ai menacée d’aller la chercher à Berlitz, au volant de la voiture en criant maman, bien fort. Elle a casqué, sans mot dire, le prix d’une cartouche de cigarettes ainsi que deux billets pour un spectacle à la Place des Arts: maman était mécène comme vous l’aurez deviné.
Cette histoire abjecte ne se termine pas là. Je saute par dessus les centaines d’occasions de dire la vérité, où elle a plutôt choisi de soustraire cinq, voire dix ans de sa vie. J’ignore la fois où, d’une main sacrilège, elle a falsifié son acte de baptême, transformant un 1921 en 1925. Je passe sous silence la seconde fois où elle a renié son fils, en 1990, prétendant, auprès de gens avec qui elle faisait commerce, qu’un homme dans la quarantaine ne pouvait qu’être l’enfant de son défunt mari, alors qu’il devait être évident à tous qu’elle n’avait guère plus de cinquante-cinq ans (?!!!). Avant que le coq n’ait chanté trois fois, St-Pierre avait renié le Christ à trois reprises…
Mais le plus fort du plus fort, c’est quand, à l’âge de 72 ans, la veuve Guilmette, née Claire Pomerleau dit Champagne, est devenue l’amie de coeur d’André Coulombe. André est le cousin germain de papa, le petit-fils de J. A. Laliberté sur lequel j’ai déjà dit quelques mots. André et papa se sont fréquentés dès l’adolescence. Malgré tout, elle a continué à jouer sans vergogne sur les faits et sur la vérité. Rusée renarde, elle a un jour, laissé traîner son baptistaire truqué dans le salon:
- “C’est curieux, Claire,” l’aurait-elle entendu dire, à sa secrète satisfaction, “j’étais persuadé que tu étais née avant moi”.
Ce jour là, André a-t-il fait preuve d’un tempérament accommodant ou s’est-il fait berner? Lui seul le sait, et c’est un homme trop galant pour répondre à une telle question avec sincérité.
Un jour je me suis dessiné un blason
Un jour, en griffonnant distraitement au cours d’une importante réunion de fonctionnaires, je me suis dessiné des armoiries. Les voici:
Un écu est soutenu, d’une part, par un verrat qui arbore un petit air plutôt gourmand, voire lubrique, – ça, c’est le côté gauche de mon cerveau -, et, sur l’autre flanc, on voit une rhinocéros au sourire charmant, mais au front un tantinet entêté – ça, c’est mon côté féminin. Le tout est surmonté d’un oiseau aux allures fantaisistes – ce doit être lui qui écrit ces textes aujourd’hui-.
L’écu est estampillé du sceau de la fourchette, un instrument du savoir, dont je fais un usage abondant, ainsi que d’un avion, symbole des trente six déménagements, dans sept pays et dans onze villes, qui ont marqué mon existence. J’ai dessiné aussi quelques fleurs et des boules, pour faire joli. (Rappelez-vous des fanions pontificaux: j’aime les choses qui font joli.)
J’ai trouvé une devise dans les pages roses du Larousse. Cela se traduit: “Qu’ils soient ce qu’ils sont, ou qu’ils ne soient pas”. Selon Monsieur Larousse, il s’agirait d’une réponse attribuée au P. Ricci, général des jésuites, à qui on proposait de modifier les Constitutions de sa Société, et, selon d’autres, au Pape Clément XIII. Cette maxime s’emploie pour faire entendre qu’il s’agit d’un changement substantiel qu’on ne peut accepter à aucun prix.
A un moment de ma carrière, cette maxime m’a semblé fort sage. Demeurer qui on est, persister dans les valeurs qui sont siennes, refuser les compromissions, quel qu’en soit le prix; il m’a semblé que tout cela était un peu lié à l’histoire de la famille.
Un jour, je devais être dans la trentaine, je me suis retrouvé dans un panel universitaire avec un type qui avait longtemps travaillé dans le milieu hospitalier montréalais. Quand il sut qui j’étais, il me dit d’un ton énigmatique:
- “Tu est le fils de Charley Guilmette, le médecin le plus honnête de Montréal!” Je n’ai jamais su le fin mot de cette histoire, sinon que papa aurait été mêlé à un litige hospitalier et il aurait choisi le parti du patient plutôt que la solidarité avec son corps médical.
Papa me conta un jour comment il sauva au prix d’efforts extraordinaires, une jeune femme d’une mort certaine. Plusieurs mois plus tard, la directrice de l’hôpital de la Miséricorde, lui rappela cet événement et lui dit que les soeurs avaient, ce soir-là, prié la mère fondatrice de l’ordre afin qu’elle intervienne auprès du Seigneur-Jésus, pour sauver la jeune femme. Nul doute que sa survie ne pouvait qu’être le fruit d’une intervention miraculeuse. Papa étant ce qu’il était – un athée, sous-entendait-elle, son témoignage auprès du Saint Siège aurait beaucoup de poids et pourrait contribuer à la béatification de la sainte mère fondatrice.
En refusant de se plier avec complaisance aux exigences des soeurs, papa s’est alors exposé à leur vindicte.
Sacré Charley Guilmette.
“Comment elle est, votre morve gaspésienne ?”
J’ai entendu vos protestations incrédules à la lecture de “Mon oncle Euclide” “ : Vraiment !” vous êtes-vous dit, “est-ce possible d’être aussi bête ?” Contrairement aux préjugés largement répandus, je peux vous assurer que c’est tout à fait possible. Tout au long de ma vie, je me suis occasionnellement piégé de la sorte. Au départ, les choses se présentent sous un jour tout à fait logique… mais la sortie n’est pas tout à fait heureuse ; ce fut le cas dans cette anecdote.
N’est pas bête qui veut. Il faut d’abord et avant tout être “innocent”; – je laisse au lecteur le soin de donner la définition qu’il veut à l’emploi de ce mot chargé de double sens. Ensuite, il faut de la pratique, de l’ingéniosité et une bonne dose d’atavisme. Laissez-moi donc vous donner un autre exemple de mon remarquable savoir-faire en ce domaine. Je sais que vous prenez un malin plaisir à raconter cette historiette, en renchérissant à chaque occasion sur un détail ou un autre, transformant progressivement cette histoire, au fond plutôt banale, en gargantuesque épopée.
Voici donc les faits racontés sobrement, comme il se doit.
L’été 96, Charles est allé passer quelques semaines dans un camp d’été musical à Portneuf. Antoine, de son côté, passait dix jours à Pointe-à-l’Orignal en Gaspésie, dans un camp de judo. Marie et moi allions donc flâner quelques jours en Gaspésie, accompagnés de Geneviève. Tout juste après Rimouski, sur le côté nord de la route, il y a un restaurant de fruits de mer, “Le capitaine Homard”. Nous nous y aventurons, désireux de goûter l’une des spécialités du cru. A la porte, une ardoise annonce le menu du jour ; l’écriture est bien française, avec des lettres rondes et verticales. Je note au passage qu’on y parle de “morve gaspésienne”. Ceci m’intrigue : s’agit-il d’une erreur de calligraphie ou ne s’agirait-il pas plutôt d’une des spécialités locales, un plat en sauce dans lequel on aurait ajouté des huîtres, une espèce de ratatouille “poissonneuse”. Le terme est scabreux, certes, mais après tout, ne parle-t-on pas de “guedilles” (comme dans l’enfant a la guedille au nez), d’oreilles de crisse (ce qui est l’insertion dans la culture populaire québécoise, d’une expression tout à fait vulgaire). La seconde ardoise, placée bien en évidence au centre du restaurant, reproduit très exactement le même menu et on y retrouve bien en évidence la fameuse “morve gaspésienne”.
Lorsque le garçon vient prendre la commande, Marie est allée se laver les mains et Geneviève m’entend m’enquérir auprès d’un rouquin boutonneux qui sert notre table : “Comment elle est, votre morve gaspésienne ?” Je veux dire par là : “Est-ce que cette recette contient des huîtres, qu’y a-t-il là dedans ?” Geneviève me jette un regard ahuri : comme elle a étudié cinq ans à Paris, la calligraphie française ne présente plus de mystère pour elle; elle croit qu’on a écrit “morue gaspésienne”, elle pense qu’il est normal que les U ressemblent aux V, et dans sa naïveté, elle est persuadée qu’on ne donne pas de nom vulgaire aux plats. J’aurai beau plus tard parler des “pets de nonnes” du “crottin de Chavignol”, des “selles d’agneau” (bon, bon, un père injustement humilié a le droit de tricher un peu), rien n’y fera. Dès le retour de sa mère – les jeunes filles sont toujours un peu chipie -, elle se lance dans une tirade : “Tu ne sais pas ce que papa a demandé au garçon?” et pour rendre les choses plus surréalistes, elle caricature même le ton de ma voix : “il a pris son air de connaisseur, et il lui a demandé comment est votre morve gaspésienne !” Ma femme, trop contente de l’occasion qui lui est ainsi servie pour me faire descendre du piédestal sur lequel je trône tout naturellement, s’en remet au garçon, plus bête qu’une de ces morues du coin, qui répond: “Ben oui, j’ai pas bien compris, parce que j’ai le rhume et j’ai cru que votre mari parlait de ça”.
Ainsi, ce qui n’était au départ qu’un simple petit malentendu, la conséquence naturelle d’une écriture bâclée, est devenu une de ces histoires racontées et répétées à chaque occasion où la famille se réunit.
Faire-un-fou-de-soi est un art raffiné. Vous allez sûrement faire mieux à votre tour : pourquoi pas? Vous me semblez tous fort bien équipés pour suivre dans la foulée de votre père et de votre grand-père. Je suis persuadé que chacun de vous va développer son propre style et qu’un jour vous prendrez fièrement ma relève.
Jeanne Sauvé et un jeune Julien Saurel manqué
J’avais quinze ans lorsque ma soeur Constance est née – enfin, me suis-je dit, je pourrai la battre et m’en confesser honnêtement. Quelques temps après, papa a acheté une belle demeure cossue sur la rue Mc Dougall, à Outremont. Papa se plaisait à raconter alors que depuis ma naissance j’avais connu dix-sept demeures: c’était donc ma dix-huitième et, promettait-il, la dernière.
Jeanne Sauvé habitait un peu plus bas sur la même rue; elle et son mari, Maurice Sauvé, étaient devenus des amis de mes parents. Maman était toujours mêlée à quelque organisation qui permettait à son tempérament “organisateur” d’organiser les choses. Elle participa à la fondation du concours international de musique de Montréal (aujourd’hui disparu), à la Voix des femmes, à la Fédération des femmes du Québec, elle organisa la campagne de Thérèse Casgrain dans Outremont – Mme Casgrain y aurait récolté 81 votes – et que sais-je d’autre encore. Elle et Jeanne Sauvé se sont donc souvent retrouvées dans les mêmes salons de Montréal à promouvoir des idées généreuses et libérales. Déjà, j’aimais bien les enfants, et j’avais pris l’habitude de garder les jeunes enfants du quartier, dont le petit Sauvé.
En 1961, Jeanne Sauvé animait une émission pour jeunes à la télé. Elle y faisait discuter des ados sur des thèmes engagés: “les jeunes peuvent-ils fumer?” par exemple. Elle avait découvert que j’avais des opinions arrêtées sur bien des sujets dont celui-là. Je fumais à treize ans – j’ai, depuis, avoué que ce n’est pas, ce que j’ai fait de plus génial, n’est-ce-pas les enfants. Evidemment, les trois autres adolescents sélectionnés adoptaient des opinions beaucoup plus du goût des parents de ces temps reculés. J’apportais de l’équilibre à son émission.
Elle se servit de ma personnalité frondeuse à deux autres reprises. “Les jeunes peuvent-ils boire? – Bien sûr”, dissertai-je. Enfin, arriva le sujet scabreux par excellence: “Que pensez-vous de l’amour libre?” C’est un euphémisme d’une époque complètement révolue: c’est un peu comme si aujourd’hui on discutait de l’idée saugrenue de se marier vierge. J’adoptai, bien entendu, le point de vue libéral: “Pourquoi pas?”. Cette émission lui valut un courrier très abondant, peut-être même trop. Elle nous raconta par la suite que j’étais apparu comme le diable incarné à bon nombre de mères télé-spectatrices. C’est la dernière fois qu’elle me demanda de participer à son petit panel.
Quelques semaines après ces interviews, Radio-Canada me fit parvenir un beau gros chèque de plus de soixante dollars en honoraires pour ma participation aux trois émissions. C’était vraiment beaucoup d’argent. Je me rappelai alors d’une copine qui, plusieurs mois auparavant, m’avait donné des signes subtils que… enfin, peut-être… j’aurais des chances… de… vous savez quoi!
La fin de semaine suivante, je pris donc le train pour Québec. Son père était militaire, et elle habitait Valcartier depuis l’été précédent. Pour parer à toute éventualité, j’avais pris une chambre au Clarendon et, de là, je lui téléphonai pour l’inviter à sortir en boîte. Tout était prêt pour l’assaut final: – la chambre chic et de bon ton, – mon habit neuf, très- mode, – le pouvoir de dépenser en poche et, surtout, la confiance en soi, l’arme secrète du séducteur. J’étais fier de mon affaire: je n’allais surtout pas péter sur le plancher de danse, car j’avais su tirer une leçon de mon expérience beauceronne.
- “Jean? Jean qui?” répondit-elle au téléphone, en faisant mine de ne plus me reconnaître, “Ah oui, c’est toi! Viens-nous voir cet après-midi, mon mari sera content de te connaître et mes parents heureux de te revoir.”
J’étais trop ahuri pour refuser cette invitation qui n’en était vraiment pas une. J’y suis allé, avec des fleurs, pour montrer ma joie (?) et ma civilité d’homme du monde, – et sûrement aussi pour camoufler les intentions coupables qui m’avaient amené à Québec et au Clarendon. Nous avons passé l’après-midi à jouer au jeu de monopoly en famille, afin d’éviter toute conversation embarrassante. Vous aurez compris qu’elle était enceinte, ce qui justifiait un mariage précipité. Ce petit morceau d’information me confirmait que j’aurais dû passer à l’attaque l’été précédent, la fois où j’avais senti qu’elle était – peut-être prête à prononcer un “oui enchanté”. Combien de transformations dans nos vies, une simple petite variation sur ce scénario aurait-elle entraîné? Va donc savoir?
Je ne savais guère trop pourquoi, mais je n’aimais pas Maurice Sauvé. Je n’avais que des commentaires désobligeants à faire sur celui-ci lorsqu’il se lança en politique et, plus tard, en affaires. “C’est un homme bien en-dessous de Jeanne, qui ne la mérite pas pour un sous”, disais-je péremptoirement à ceux qui voulaient l’entendre. Quand le couple rentrait d’une sortie les soirs que j’avais gardé le petit, je n’avais d’yeux que pour madame. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris que j’étais alors nettement séduit par le charme et la beauté toute classique de Jeanne Sauvé. Maurice était devenu l’ennemi du jeune Julien Saurel qui somnolait en moi.
En 1988, au moment de partir pour l’OCDE, je fus reçu en audience privée par Madame Sauvé, alors Gouverneur-Général du Canada. Après les formalités et politesses d’usage, la conversation prit un tour plus personnel. Elle me demanda des nouvelles de maman et de ma soeur. Nous nous engageâmes sur le terrain des réminiscences, sur la télévision des bonnes vieilles années. J’ai sérieusement songé alors à lui avouer la passion coupable et secrète qui avait hanté mes rêves d’adolescent. En rétrospective, je suis persuadé qu’elle ne m’en aurait pas tenu rigueur et je n’aurais plus ce poids terrible sur la conscience.
Entre Jeanne Sauvé et les autres, décidément, ma moyenne au bâton n’était pas très forte. Mais, un peu comme papa, je n’ai jamais vraiment su dire les choses au bon moment.
J.A. Lavergne, voyageur de commerce
J’ai toujours adoré les histoires à tiroirs, les épopées qui s’étirent sur vingt ans, les récits dont la conclusion nécessite une longue attente. En voici une merveilleuse.
J.A. Lavergne était l’arrière-grand-père d’Éric, du côté de Marie-France, ma première épouse. Monsieur Lavergne a vécu très vieux, passé quatre-vingt. De toute évidence, J.A. Lavergne avait du sang indien. Il avait tous les traits d’un vieillard sorti tout droit d’une réserve.
Avant la crise, en 1929, il exploitait un commerce de charbon à Kénogami, au lac St-Jean. Il avait alors acheté la cargaison d’un navire russe, en provenance d’Odessa, chargé de charbon. Pour garder sa montagne de précieux combustible, il avait plusieurs chiens de traîneaux, dispersés ça et là, attachés par une chaîne à un gros baril qui leur servait d’abri. Pendant l’hiver il les faisait courir au moins une fois par jour, juste avant de les nourrir. Il avait même organisé une course “J.A. LAVERGNE” pour se faire un peu de publicité.
Un beau dimanche après-midi ensoleillé de février 1928, il revenait d’une longue course en traîneau. Avec ses chiens, il dévalait la longue côte de Kénogami. Devant eux, deux hommes remontaient la côte en soufflant, le manteau déboutonné. En passant à la hauteur des deux hommes, son chien de tête fit un crochet vers la gauche et pris, sans prévenir, une mordée dans le “capot de chat” du plus gros des deux types.
- “Tu comprends, il n’aimait pas le poil ce chien-là. Il n’y avait aucun moyen de les arrêter à ce moment, car ils avaient couru tout l’après-midi et ils savaient qu’on arrivait à la maison où ils allaient manger. Mon chien a arraché un gros morceau du manteau, il l’a secoué dans les airs pendant quelques secondes, puis l’a laissé tomber en poursuivant son galop. J’étais connu dans Kenogami-Jonquières et j’ai attendu quelques temps que le propriétaire vienne réclamer des dommages pour son butin que mon chien avait déchiré. Mais je n’ai jamais entendu parler de cette histoire. J’ai pas dit un mot à personne, même pas à ma femme.”
Monsieur Lavergne me semblait bien être un homme capable de garder longtemps caché un vieux secret.
- “J’ai jamais fait faillite”, me confia-t-il, “mais j’ai dû laisser aller mon commerce parce que les gens n’avaient plus les moyens de payer leur charbon. Après avoir tout liquidé, je me suis alors engagé comme vendeur de clous et de vis à la “Canada Steel” qui avait son siège à Hamilton, en Ontario”.
Ce qui expliquait que, pour un vieux canadien, Monsieur Lavergne se débrouillait fort bien en anglais.
- “En 1950, comme à chaque année, la compagnie nous avait convoqués au siège social, à un congrès de vendeurs. Le soir, des hommes jouaient aux dés pendant que d’autres racontaient des histoires dans le grand salon de l’hôtel. Ce soir-là, on se racontait des histoires de chien, quand soudainement, le chef-vendeur, un allemand au tempérament mauvais, s’écria: “Vous voulez connaître une bonne histoire de chien! En voici une. En 1928, j’étais en voyage à Kénogami et un dimanche, je remontais une grande côte après le repas du midi. J’avais un manteau de fourrure tout neuf sur le dos quand, soudain, j’ai vu “an old goddam indian with his dogs sleigh, coming to town to beat the band”, son maudit chien de tête a fait une embardée et a arraché avec sa gueule un gros morceau de mon manteau…”and the goddam indian did not stop a second; he flew right on past me, and kept on going until the north pole”.
J.A. Lavergne était un homme méfiant: il ne pipa mot de crainte de voir son vindicatif patron lui réclamer le prix d’un capot de chat vieux de vingt ans.
Toutefois, je n’étais pas tout à fait sûr de le croire quand il m’affirma, en 1975, qu’il racontait cette histoire pour la première fois. J.A. Lavergne, tout méfiant qu’il ait été des foremen allemands, demeurait un conteur de première force.
Est-il vraisemblable de s’être assis sur un tel récit pendant vingt-cinq ans !??
Le canard farci aux épinards
Ti-Jean au collège de Boouffémont, 1950
En septembre 1949, mon père est allé étudier la chirurgie vasculaire en Écosse et en France. Nous avons donc passé cinq mois à Édimbourg où j’ai commencé ma première année, puis, en janvier 1950, nous aboutissions à Paris. Mes parents décidèrent de me placer dans une belle école privée pour jeunes filles biens, mais qui accueillait aussi les petits en onzième, le collège de Bouffémont en banlieue nord de Paris. C’était joli, mais je m’ennuyais de mes parents et y pleurait beaucoup. Dès le premier jour de mon arrivée au collège de Bouffémont, on m’y servi une purée d’épinards, comme cela, tout nu et sans rien d’autre dans l’assiette. A l’époque en France, le plat de légumes était servi avant la viande. On mangeait d’abord les légumes puis ensuite, la viande ou le poisson et le féculent. Plutôt dégoutté par ce tas verdâtre et indéfini (je n’évoque pas l’image qui me vint à l’esprit, car la morale et les bonnes mœurs m’en empêchent), j’objectai que je n’aimais pas cette chose. En vain! Péremptoirement, la surveillante m’intima l’ordre de tout manger, ce que fis. Malheureusement, deux minutes plus tard, je vomissais le tout dans mon assiette. J’ai un vague souvenir qu’on n’insista plus par la suite. Vingt cinq ans plus tard, je refusais toujours de manger des épinards, convaincu que j’étais, que mon destin était de les vomir. Un jour, à Abidjan, le boy prépara des crêpes aux épinards que je trouvai délicieuses. Depuis lors, je n’ai pas de fin pour les épinards que j’apprête avec tout sauf la confiture. Quand on y songe, la vie est une chose étrange qui nous réserve toujours bien des surprises.
J’ai alors inventé, et c’est ma première invention culinaire, le canard farci aux épinards. Il vaut mieux à mon avis désosser le volatile. Mais c’est une tâche difficile qui demande du doigté. L’avantage cependant, c’est qu’alors on a plus de viande et qu’on peut trancher le canard sur le travers, ce qui est du meilleur effet. Cette recette a servi lors du baptême de Geneviève à Trois-Rivières, en juillet 1981. Nous avions loué un chalet à St-François-sur-mer.
La farce est faite des abats hachés au couteau, d’échalotes, d’ail, de beaucoup de muscade, d’un œuf et de fromage frais, genre petit suisse et bien entendu, d’épinards blanchis. Un peu de riz cuit ou de mie de pain rassi ne fait pas de tord. Faire revenir les abats avec deux echalottes émincées et l’ail dans du bon beurre; puis flamber au rhum brun, et enfin, mouiller d’un peu de porto.Je broie le foie à l fourchette et coupe le coeur en petits morceaux. Bien coudre l’oiseau et bien lui attacher les pattes afin qu’il ne s’enfuit en sautant hors de la casserole.
Cuire au four jusqu’à tendreté. Ajouter un peu de gingembre moulu, de sucre et d’eau sur la peau afin de la rendre croquante. C’est bon avec un beau côte du Rhône ou un Beaune.
Concernant le protocole du restaurant et le lapin à la suisse
A l’été 1963, je me suis retrouvé à travailler au restaurant Alpine Inn à Ste-Marguerite du lac Masson. A chaque repas, le Maître d’hôtel nous donnait le menu du jour. Le lundi, le menu était généralement accompagné de “pommes vapeur”, c’est à dire que chaque assiette était accompagnées de deux patates bouillies, d’un soupçon de beurre fondu et d’une touche de persil. Le mardi, on servait des “pommes à l’anglaise”, c’est à dire que chaque assiette était accompagnée de deux patates bouillies, d’un soupçon de beurre fondu et d’une touche de persil… Le mercredi, on servait des “pommes persillées”, … vous avez deviné de quoi il s’agit. Le jeudi on appelait ça des “pommes bouillies”, et le vendredi, j’ai oublié qu’est-ce qu’on servait, mais c’était sûrement des patates cuites à l’eau.
C’est ce qui va accompagner ce plat.
Mouiller au vin blanc des carottes, de l’oignon, du romarin, de la marjolaine, du laurier et de l’ail. Saler et poivrer comme il se doit et faire mariner le lapin quelques heures. Enfariner les morceaux de lapin d’un mélange de farine et de moutarde sèche et saisir dans un corps gras. Ajouter la marinade et deux tomates coupées en croix qu’on pèlera le temps venu. Achever avec de la bonne crème.
Je préfère alors un beau sauvignon.
Dieu et les anges
Comme je l’ai expliqué dans une anecdote précédente j’ai abandonné toute pratique religieuse à l’âge de 17 ans. Je n’arrivais pas à croire à la nature anthropomorphique de Dieu. Contrairement à plusieurs de mes collègues qui se disaient athées, je me déclarais agnostique. Je considérais leur intransigeance aussi condamnable que celle des religieux. Selon moi, l’athéisme constituait une doctrine par trop affirmative sur un sujet sur lequel il n’existait aucune certitude. La liberté de penser a toujours été au cœur de mes convictions.
Sur un autre plan, j’ai développé une méfiance à l’égard de toutes les institutions religieuses qu’elles soient chrétiennes, musulmanes ou hébraïques. La lecture de l’histoire nous permet de comprendre combien les religions sont la source de guerres, de massacres et de bien d’autres ignominies. Les rites et rituels deviennent dans les mains des chefs religieux des instruments de conformisme et de pouvoir. Celui qui manque à un rituel devient punissable et par ce biais il est inféodé à ceux qui se sont arrogés le droit d’imposer ces règles, qui, soit dit en passant, dépassent toujours le cadre strict du message religieux d’origine.
Belzébuth et les anges, les bons comme les méchants, sont une invention iranienne que la tribu des Pharisiens a rapportée avec elle après sa sortie de son esclavage en Perse ancienne. Il a fallu plusieurs siècles pour que cette croyance s’inscrive dans la croyance biblique. C’est ainsi que de nombreuses croyances païennes s’entremêlent avec diverses innovations reliées à l’arrivée du christianisme.
D’autre part, la morale et un bon comportement social constituent un résultat positif des avancées religieuses, qu’il s’agisse du Bouddhisme ou du monothéisme. C’est au cœur de celles-ci que l’humanisme séculier dont je me réclame a pu naître.
Le concept de Dieu suggère l’existence d’un Être infini, plus grand que toutes choses, en somme une entité qui aurait existé bien avant le Big Bang. Si un tel Être infini existait, il aurait été en mesure de créer un immense système d’une incroyable complexité. Le télescope Hubble ayant permis de dénombrer plusieurs milliards de galaxies, chacune d’elles comptant des milliards d’étoiles et de planètes, il n’est que plus aisé de concevoir qu’au sein de ces univers, cet Être infini aurait pu prévoir un grand nombre de scénarios coexistants. Notre vie sur terre reposerait donc sur un de ces scénarios qui engendrerait l’existence dans le système solaire d’une planète bleue, la terre, où finissent par exister des mammifères, dont l’Homme ; ce dernier disposant de la conscience de sa propre existence ainsi que de l’imaginaire lui permettant d’inventer des univers aux connotations théologique et philosophique comme le monothéisme, mais aussi des règles sociétales telles que les dix commandements ou l’éthique bouddhiste.
A l’été 1963, je me retrouvai par un bel après-midi d’été étendu dans un champ à sentir le foin et à regarder le ciel. J’en ai ressenti une extraordinaire sensation dont le souvenir demeure encore aujourd’hui aussi intense qu’il le fut à ce moment. J’ai toujours su que ce moment de conscience était au cœur de ma foi en l’univers et expliquait mon existence. Cependant, je ne trouvai jamais les mots pour décrire ce qui s’est passé dans mon esprit avant de lire un article dans une édition spéciale du Monde portant sur les apocryphes juifs et chrétiens. C’est dans la citation ci-dessous qu’on trouve les mots qui m’ont toujours manqué.
« Quand, près de la petite église de Baugy en Brionnais, je m’étendais dans un champ de pâquerettes et que je regardais le ciel, il me semblait sentir le mouvement de la terre en train de tourner. Pour certains, cela relèverait d’un sentiment océanique, quasi mystique. Pour ma part, c’est la sensation intense de n’être rien et tout en même temps. Une empathie avec le vivant et la capacité de faire corps avec le réel. Une manière d’extase devant le flux de la vie. » Françoise Héritier dans le Monde des religions, nov./déc. 2012, no 56, p. 81.
Papa est mort ce soir
La mort est un évènement relativement trivial dans la mesure où c’est le lot de tous et chacun. Je ne sais rien de la mort, ni surtout de ce qui se passe après. Tout ce que j’en connais, c’est le chagrin de ceux qui ne meurent pas. Il n’y a rien de sage à dire sur ce sujet sinon qu’on n’a pas d’autre choix que de l’accepter. Certes, mourir dans la nuit après une longue vie constitue une sorte « d’idéal de vivre », mais mourir d’un accident ou d’un cancer demeure un scénario auquel on est accoutumé et qu’on accepte de plus ou moins bonne grâce. Enfin, je connais des gens qui craignent la mort alors que d’autres ont simplement peur de la douleur. Ceci dit, certaines morts prennent un sens et exercent sur nos vies un poids et une lourdeur qui demeurent et nous accompagnent pendant de très longues années.
Aujourd’hui, voilà bientôt 30 ans que mon père n’est plus là. Je pense qu’il est temps que je raconte cette histoire. La mort du père n’est jamais une chose simple, mais le suicide du père demeure la plus compliquée des choses. Un vieux dicton populaire affirme que c’est lors de la mort du parent que l’on devient adulte. Ce soir là, je crois avoir commencé à devenir un adulte, si tant il en est, que les peurs et l’angoisse nous définissent comme adulte.
A cette occasion, j’ai compris le sens profond des cérémonies funéraires. On y reçoit une décharge d’amitié et de solidarité qui permet de vivre son chagrin sans être emporté par celui-ci. Un prêtre nous a dit : « Je vous souhaite la grâce d’accepter.» Ce court énoncé est d’une profondeur insoupçonnée tant qu’on n’a pas vécu semblables circonstances.
Commençons donc par raconter les faits, on verra peut-être plus clair après. Papa a planifié sa mort. C’était pour ainsi dire un geste songé. Charles Guilmette a vécu une vie triste dès son enfance. Pensionnaire à St-Louis de Gonzague dès l’âge de 4 ans, élevé au sein d’une famille dominée par la chicane, enrôlé volontaire en 1943, il a vécu la bataille de Normandie, de Hollande et la pénétration de l’armée canadienne en Allemagne. Médecin, il a été chargé de s’occuper de la salubrité de quelques camps d’internement nazis. Il en est ressorti profondément marqué: il souffrira à deux reprises de dépressions graves. Ainsi donc, dès l’âge de soixante ans il proposait à ma mère un suicide de couple. Ma mère qui était une survivante acharnée, n’a jamais accepté pareille complicité.
Un jour d’avril 1986, maman et papa semblent s’être chicanés assez fortement pour que maman insiste pour que ce dernier quitte la maison. Quelques jours plus tard, papa arrive chez-nous à Hull et me remet une petite caisse remplie de bouteille de fines et de cognac en me disant que j’aime tout cela. Chose rarissime, il demande qu’on célèbre son anniversaire (le 9 mai) , ce que l’on fit avec les enfants qui sont alors enchantés de déguster le bon gâteau au chocolat et de le voir souffler tout plein de chandelles. Le lendemain il vient m’accompagner jusqu’au bureau. A l’angle des rues Wellington et St-Rédempteur, je lui dit avec conviction : « Je sais ce que tu feras demain! ». Je suis alors persuadé qu’il va retourner à Montréal où il vivra avec une femme avec laquelle il a amorcé une liaison; enfin c’est ce que je crois alors. Dans les marches de l’ACDI, alors qu’on se quitte, je lui serre la main en disant : « Papa, je ne te l’ai jamais dit, mais je t’aime ». Il me regarde d’un air un peu goguenard et j’entre au bureau comme d’habitude, sans penser à rien. En rétrospective, je me sens infiniment bête de n’avoir rien vu, je dirais plus, je dirais même, que je me sens infiniment con…!
Le lendemain, Marie me rejoint au bureau en me disant que je viens de recevoir une lettre enregistrée de sa part. Je me précipite à la maison et découvre une lettre dans laquelle mon père m’annonce son suicide. Instantanément je m’inquiète: où et comment a-t-il tenté de se suicider? Peut-être s’est-il jeté en bas d’une falaise. Je sais qu’il aimait beaucoup marcher en montagne; le mont St-Hilaire où quelque part dans Charlevoix. J’imagine mon père suspendu par une jambe dans un arbre et j’en suis affligé. Je vais au poste de police de Hull avec la lettre. Les policiers qui me reçoivent sont compréhensifs et me promettent d’envoyer leurs collègues dans les stationnements autour de ces endroits. Vers 2 heures du matin, le téléphone sonne: « Monsieur Guilmette, il y a une voiture de police à votre porte. Veuillez leur ouvrir. » Deux policiers en uniformes m’avisent qu’on a trouvé mon père dans une chambre du Hilton de l’aéroport de Dorval. Au réveil je me précipite à Montréal, j’identifie son corps à la morgue, et je ramène ses effets personnel et sa voiture à Québec où il sera enterré. Au salon funéraire, je suis dévasté et je pleure à chaudes larmes. Ma mère, toujours elle-même, dit à Marie: « Jean aimait vraiment son père? » d’un ton « un quelque peu inquisiteur ». En effet, je l’aimais beaucoup et j’aurais vraiment aimé qu’il connaisse mieux mes enfants.
Encore à ce jour, je rêve régulièrement à lui. En conséquence de ces évènements, je me suis juré de ne jamais me suicider : c’est trop dur pour les survivants qui vous aiment. S’il y a une leçon de vie, c’est celle-là.
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