ANECDOTES DE JARRETS-NOIRS *
(Plusieurs traditions expliquent comment les Beaucerons ont hérités de ce surnom. Selon certains, c’est parce que les chevaux des marchands beaucerons traversaient des chemins boueux avant d’arriver au marché de Québec et s’y présentaient les jarrets bien noirs, qu’on nous a affublé de ce surnom. Qui sait!?)
Maison ancestrale, rang ouest, Notre Dame, 1962
Les Beaucerons, surnommés les Jarrets-noirs, ont toujours été de travers dans le bacul pour dire comme par chez-nous. Dès l’automne 1775, ils se singularisent lors de l’invasion américaine par les troupes du général Benedict Arnold. Ils accueillent et soignent ces miliciens révolutionnaires aux slogans évocateurs – “One man one vote”; “no taxation without representation”, avant de les diriger vers les Anglais qui se sont abrité derrière les murs de Québec, de l’autre côté du joli petit fleuve dans lequel se jette la rivière Chaudière. On se rappelle qu’en échange de la reconnaissance de la langue française, de la religion catholique et du code civil par la couronne brittannique, l’Église s’était engagée à maintenir la soumission du peuple “canadien” au régime du roi Georges III.
Pour cet acte d’insoumission, les Jarrets-noirs seront lourdement punis. L’Archevêché de Québec va admonester le pauvre curé du coin et fermer les portes de l’Eglise pendant plus de 20 ans aux plus convaincus, dont quelques uns de mes ancêtres, Lambert-dit-Champagne et Vachon-dit-Pomerleau. Le gouvernement pour sa part, va poster un régiment aux portes de la Beauce et le maintien de ce régiment sera entièrement à la charge des Beaucerons. Ce régiment y demeurera jusqu’au milieu du XIX e siècle. Ce n’est donc pas pour rien que Madeleine Ferron a intitulé son livre sur l’histoire de cette région: “Les Beaucerons, ces insoumis”.
L’énigme du pont de Notre-Dame-des-Pins
Le pont couvert en 1962
J’ai un belle histoire à soufflets, comme je les aime, a raconter.
Devant Notre Dame des Pins, on trouve un des plus beaux ponts de bois couverts de la province. Il enjambe la rivière Chaudière depuis 1920. Grand-papa Pomerleau a travaillé à sa construction. Alors que j’étais encore petit, j’ai souvent traversé ce pont en calèche l’été ou en voiture l’hiver; je conserve encore, inscrit au creux de ma mémoire, le son rempli d’un écho sourd que faisaient alors les sabots ferrés des chevaux, lorsque nous traversions la rivière, sous l’abri de son toit de bois vermoulu.
Vers 1969, on a construit un grand et gros pont de ciment, tout neuf, à quelques cent mètres en amont de l’ancien pont de bois. Ce dernier constitue un héritage historique et on l’a gardé. Quand j’ai vu ces deux ponts, sis côte à côte, pour la première fois, je dû reconnaître que le vieux pont couvert avait perdu bien de sa superbe: il est écrasé par la silhouette du pont neuf, qui se dresse au moins cinq mètres au dessus de l’ancien. Il trône si haut, qu’il est impossible de photographier le vieux pont sans cadrer le neuf dans le tableau.
Ce détail m’intriguait. Grand-papa m’avait expliqué que le pont qui franchissait la rivière autrefois avait été emporté par la crue de l’été 1918. Jamais, de mémoire d’homme, on avait vu l’eau monter si-haut, même pas pendant les formidables crues de printemps des années 50 et 60. Il m’avait amené près de la vieille beurrerie désaffectée qui longeait la rivière juste un peu en deçà de la maison paternelle. Il m’avait montré alors un trait noir à la hauteur de la fenêtre du second étage en disant:
- “Cet été-là, je suis venu ici en chaloupe et j’ai fait une marque avec un clou à la hauteur où l’eau s’est arrêtée de monter. Par la suite, on a construit le pont de bois assez haut, pour que jamais il ne puisse être emporté”.
“Alors”, me disais-je, “pourquoi n’ont-ils pas construit le pont neuf à peu près de la hauteur du pont de bois? Et pourquoi ne l’ont-ils pas construit en aval? De cette manière, on aurait conservé une bien meilleure vue de l’ancien”.
Ce détail demeura un mystère pendant dix ans, jusqu’à l’automne 1978. Nous venions d’engager à l’ACDI un consortium de consultants pour mettre en route un projet de développement rural dans l’ouest du Mali, le Karta. Il y avait une petite firme dans ce groupe, la firme Groleau, Lefèvre. Je mangeais un midi avec M. Groleau, l’associé principal, et je ne saurais dire ni comment ni pourquoi, mais le sujet du pont de Notre-Dame est venu sur le tapis.
- “C’est ma firme qui a fait la surveillance pour la construction de ce pont”, me dit-il alors. “Notre design initial prévoyait la construction en aval, comme vous le suggérez: ça aurait été beaucoup plus joli, en effet. Mais il y avait une chicane au village, pour savoir qui vendrait son terrain pour donner accès au nouveau pont. Ce débat dura jusqu’au moment où je reçus de Québec le niveau sécuritaire de la montée des eaux de la rivière. Nous avions demandé, comme c’est la coutume, le niveau centenaire (c’est la cote la plus élevée qui puisse se produire en cent ans). Au vu de ce niveau, nous n’avions plus aucun choix, il fallait construire en amont« .
- “Alors que les travaux étaient bien engagés et que nous ne pouvions plus reculer, j’ai reçu une lettre du ministère qui s’excusait de son erreur: au lieu de nous fournir, comme nous l’avions demandé, le niveau centenaire, on nous avait fourni le niveau “millénaire”, une probabilité infinitésimale qui avait nécessité de surélever le pont d’au moins cinq mètres. Plus tard, quelqu’un du village m’a dit que le fonctionnaire du ministère qui avait fait la “malencontreuse erreur” était le cousin de celui qui, grâce à cette petite erreur, avait ainsi pu vendre son terrain. Les gens sont toujours bien mauvaises langues, n’est-ce pas!” conclut Groleau, en me regardant d’un regard dubitatif.
“Mauvaises langues, ou sagacité beauceronne? Va donc savoir!” me suis-je dit..
L’église de Notre Dame des Pins
Laura Champagne et Gédéon Pomerleau, 1960
A chaque fois que nous traversions un village du Québec et que nous passions devant une de ces églises gigantesques, Papa avait l’habitude de maugréer en affirmant que l’Église avait saigné le peuple avec ces églises et ces presbytères coûteux et prétentieux. Mais je n’ai jamais eu d’idée de la taille de cette ponction économique jusqu’au jour des funérailles de ma tante Rollande. A cette occasion, mon oncle Euclide m’a éclairé sur ce sujet. Je suis beauceron par ma mère; elle est née entre Beauceville et St-Georges, à Notre Dame des Pins.
l’Église de Notre dame-des-Pins a été construite dans les années 20. C’est une église de brique rouge proprette et d’allure assez conventionnelle. C’était une petite paroisse et le coût en a été supporté par tous les paroissiens catholiques: ceci exclu donc les protestants et les apostas, … s’il en fut! Euclide m’appris que grand-papa Pomerleau devait payer sa part de la répartition d’église qui s’élevait alors à $135 par an. Ceci dura au moins quinze ans, entre 1925 et 1940. Son revenu annuel pendant cette période n’a jamais dépassé $300.00. A cela, on doit ajouter la dîme soit $20/25. En somme, l’église lui coûtait au delà de cinquante pour cent de son revenu. Quand je pense que je râle parce que l’état me ponctionne 45% de mon revenu… Encore, l’état me donne en échange force services essentiels. Ca c’est un point de vue de païen; bien entendu, l’on ne saurait attribuer de valeur mercantile ou mesquine au réconfort spirituel et métaphysique.
Lors de la construction de l’église de St-George, les pierres ont été transportées avec des chars à boeufs d’une carrière en haut de Beauceville, près du cap à Augustin Bolduc. Les habitants qui se dévouaient pour transporter ces lourdes pierres, dont certaines atteignaient bien cinq pieds de longueurs, étaient payés d’une indulgence à la fin de leur trajet. Malheureusement, au passage au rapide de Beauceville le chemin penchait beaucoup et il arrivait alors que la pierre tombât du char ou de la sleigh. C’est avec force sacres et jurons que l’on arrivait à remettre la charrette en route. A l’arrivée à St-George, le pauvre colon devait alors se confesser d’avoir pris ainsi en vain le nom de Dieu, ce qui l’obligeait à retourner chercher une autre pierre, histoire de se valoir une nouvelle indulgence bien intacte.
Le cheval jaune qui pète
Récolte des foins, 1946
Grand-papa Pomerleau était cultivateur. Il habitait le rang ouest entre Notre-Dame-des-Pins et St-Georges. C’était un homme au visage austère, maigre et noueux, de près de six pieds. A chaque printemps je partais de Montréal, quelquefois par train et d’autres fois en autobus, pour aller faire les sucres. J’y restais tout le temps du congé de Pâques.
A certaines fêtes de Pâques, le temps des sucres battait son plein et je passais des jours et parfois même des nuits à la cabane. D’autres fois, soit que la saison était courte, soit que Pâques était tardif, il n’y avait plus de neige dans les champs. C’est à peine si la forêt gardait assez de fraîcheur pour y conserver un ou deux pieds de neige molle et chaude.
Un de ces jours, grand-papa Pomerleau m’amena à l’érablière dans un genre de tombereau avec des roues pneumatiques, probablement d’anciennes roues de voiture. Un attelage de deux chevaux tirait ce char plat: un jeune cheval jaune fringant et nerveux ainsi qu’un vieux cheval noir, à demi aveugle. L’un tirait, l’autre dirigeait.
En atteignant l’orée du bois, le jeune poulain a lâché un énorme et retentissant pet, dont l’écho s’est perdu loin dans la forêt. Ce bruit inattendu a surpris le poulain à tel point qu’il a fait un écart et a entraîné la voiture et l’attelage hors du chemin dans trois pieds de neige molle. Paniqué, le poulain a commencé à ruer dans les brancards et même le vieux cheval a commencé alors à s’énerver.
Grand-papa a sauté de la voiture, a pris les deux chevaux par le mors et après les avoir calmés, il a dirigé l’attelage dans le chemin. On a ensuite passé l’après-midi à nettoyer autour de la cabane à sucre.
Je ne sais trop bien pourquoi je raconte cette histoire, qui n’a ni commencement, ni fin, ni morale ni humour. C’est un brin de ma vie, un fétu de souvenirs.
Fabriqué avec de l’urine humaine fermentée
Gédéon Pomerleau et Laura Champagne, 26/1/1916
J’étais le plus vieux des petits-fils de Gédéon Pomerleau-à-pipi. Lui et sa famille avaient connu la grande crise économique de 1929. Pendant toute la décennie des années trente, il n’avait pas touché un sou: il avait rangé son porte-monnaie sur le dessus d’une poutre du grenier et il n’en retrouva l’usage qu’au début de la guerre.
Pendant plusieurs années, grand-papa a passé ses hivers dans les chantiers de bûcherons du Maine: il y a travaillé assez souvent, pour tirer une pension des Etats-Unis. Il me conta qu’une année, pendant la prohibition, il est parti avec un gros cruchon de bagosse sur l’épaule (c’est de l’alcool de fabrication artisanale). Il a emprunté un chemin de bois pour franchir les lignes à pieds. Euclide pense qu’il aurait suivi le chemin qui mène à Jackman via le lac Longpond à partir d’Armstrong. Grâce au produit de la vente de ce cruchon, il a payé toutes ses dépenses personnelles pendant l’hiver. Tous ses gages ont pu ainsi être envoyés à grand-maman pour élever la famille.
Grand-papa m’expliqua comment Laura Champagne et lui avaient appris à survivre en retrouvant de vieux secrets oubliés. Pendant de nombreuses années, la ferme est devenue une unité de production et de consommation quasiment autarcique. On y cultivait tout ce qu’il fallait pour nourrir une grosse douzaine de bouches affamées: le blé, le sarrasin, l’avoine; on élevait veau, vache, cochon, couvée. Avec le gras de porc et de la cendre, on fabriquait de grosses barres de savon brun. L’érablière fournissait le sucre et, ce qui manquait, comme le fer et le sel, était acquis grâce au troc.
Un été, il était monté à la cabane à sucre couper du bois; il y trouva alors un seau d’eau d’érable qu’il y avait oublié au printemps. Il constata que c’était devenu du beau vinaigre, bien blanc. De patates fermentées, on tirait le levain nécessaire à la fabrication du bon pain de campagne. Mémère Pomerleau avait un secret qui rendait ce pain en fesse doux au goût, ferme sous la dent avec une croûte bien raide. Rien de mollasson ni de mièvre dans ce pain dont je conserve un souvenir impérissable.
Mémère Pomerleau, qui me savait gourmand, m’envoyait chercher de la crème épaisse que l’on conservait dans un gros bidon de fer blanc, enfoncé dans le creux d’une source qui coulait près de la maison. Elle étendait une couche épaisse de cette crème onctueuse sur une tranche de pain. Puis elle râpait du sucre du pays au-dessus de ce dessert d’une exquise simplicité. Je n’ai jamais retrouvé le goût d’une telle perfection depuis. La crème n’a plus ce goût riche et la bonne farine de froment, essentielle à la qualité du pain, semble être devenue introuvable.
Grand-maman, aidée de ses filles aînées, tondait la laine des moutons, qu’elles cardaient, filaient, tricotaient ou tissaient pour fabriquer tous les vêtements de la famille. On tirait les teintures de la nature. Le bleu, du bleuet, le brun, des noisettes qu’on trouvait en abondance dans les îles sur la Chaudière, et le noir était demeuré jusqu’à ce jour un secret bien gardé des enfants. Prenant un ton confidentiel, grand-papa m’expliqua que c’était de l’urine humaine fermentée qu’on tirait une belle couleur noire.
- “Un coup qu’une pièce de laine était teinte, ça ne déteignait plus jamais. Mais ça aurait pu écoeurer les enfants s’ils l’avaient su”.
Mon oncle Euclide
Euclide Pomerleau est le plus jeune fils de mémère Pomerleau. Il a tout juste huit ans de plus que moi. Comme c’est un joueur de tours invétéré, j’ai pendant longtemps été sa victime. Imaginez son plaisir! Un p’tit gars de la ville qui vient jouer à la ferme.
J’avais peut-être six ans alors que derrière la grange je trouvai le “dentier du bas” d’une mâchoire de veau. Fasciné, j’allai montrer ma trouvaille à Euclide alors qu’il faisait le train. Instantanément, il me cria par dessus son épaule:
- “Va vite remettre ça dans la bouche du p’tit veau là-bas. On leur met des dentiers pour qu’ils mangent du foin plus vite.”
Je me rappelle encore être longtemps demeuré face au veau, le bras bien tendu, le dentier suspendu au bout de ma main, attendant avec impatience et crainte à la fois que celui-ci se décide à avaler son dentier. Son rire moqueur – celui d’Euclide, pas le rire du veau – résonne encore à mes oreilles.
J’étais subjugué par cet homme musclé, bronzé-cuivré dans le cou et sur les avant-bras, d’un beau blanc crayeux sous la camisole, habile en toutes choses importantes, telles que faire démarrer une scie à chaîne, traire une vache ou “plumer d’la pope” (ça veut dire arracher l’écorce des billes d’épinette destinées à la fabrication de la pulpe).
A dix-sept ans, je m’étais laissé pousser trois poils sous le nez pour me vieillir et j’allais comme les grands, “jeunesser” (il faut prononcer: hjhenesser) dans les hôtels et les bars à danser de St-Georges ou de Beauceville. Un jour que je me plaignais du manque d’espace sur les plateaux de danse, mon oncle Euclide me donna un de ses conseils qui, comme toujours, semblait empreint d’une sagacité toute paysanne.
- “Quand je sors avec ma blonde Yvonne, je mange toujours une masse de bines de mémère. Quand le plateau de danse devient trop rempli, je laisse partir une grosse vesse et je danse dans le trou.”
- “Génial, ce truc,” me suis-je alors dit dans mon for intérieur et, dès le samedi suivant, je mis ce plan à exécution.
Les dancings ruraux de l’époque se ressemblaient tous plus ou moins: une longue salle sombre remplie de tables en arborite et de chaises s’allongeait jusqu’à un vaste carré en bois dur, laissé nu pour permettre qu’on y danse. Au fond tout à fait, un plateau exigu permettait à un petit groupe rock de faire danser le monde. Il y avait toujours un batteur, au moins un guitariste avec des souliers noirs à bouts pointus et au pantalon tuyau de poêle, et un ou deux saxos. On jouait les airs d’Elvis, de Chubby Checker, de Fats Domino, de Buddy Holly .
A l’avant scène on retrouvait des filles venues elles aussi pour danser et s’amuser. Plusieurs portaient de gros chignons sur le dessus de la tête, ou des tignasses blondes bien crêpées. Elles suçotaient un “cherry-coke” ou une bière. L’enfer, c’était de traverser toute la salle pour inviter l’une d’entre elles à danser. Si elle refusait! Quelle pénible et honteuse retraite vers le bar.
Ce soir-là, j’invitai une jolie noiraude à chignon et, alors que la foule nous pressait de plus en plus et restreignait mes élégants mouvements de danseur urbain, je laissai partir un fusée bien odorante, cadeau des bines de mémère Pomerleau.
- “Ouache!” s’exclama-t-elle, “ça pue ben icitte.”
- “C’est moi” rétorquai-je, plutôt fier de mon ingéniosité, “j’ai fait ça pour qu’on ait de la place.”
Elle m’a plaqué si brusquement que mes bras n’avaient pas encore fini de retomber quand elle s’est rassie à sa table. Je la revois encore aujourd’hui, racontant d’un petit ton persifleur son aventure à sa copine, me pointant d’un doigt indigné. Je revois aussi l’autre qui s’esclaffe.
Je me suis alors rendu compte que la sagacité paysanne de mon oncle était sans limite, et qu’il me faudrait apprendre à me méfier de lui comme de la peste.
« La recette des bines
La veille, faire tremper dans l’eau deux tasses de fèves. Au jour dit, mettre dans une marmite un oignon piqué de deux clous de girofle, une gousse d’ail, un oignon coupé en quatre, une carotte, un beau morceau de lard salé, une demi-tasse de sirop d‘érable ou de mélasse, une cuillère à soupe de moutarde de Dijon, une tomate coupée en dés, une cuillère à thé de sarriette, deux feuilles de sauge, du poivre et une patate. On omet le sel si le lard salé est bien salé, c’est selon. Cuire tranquillement à four doux toute la nuit. Ecraser la patate et un peu de fèves afin d’épaissir la sauce et enlever l’oignon avec du girofle. On peut le manger, c’est une question de goût. C’est toujours meilleur réchauffé.
Vin:…?? Peut-être un Gewurztraminer, ou du thé sans lait. »
L’oncle Georges voyage
Mon oncle Euclide a un frère, Georges Pomerleau, avec qui il partage un solide sens de l’humour et de la taquinerie. Mais mon oncle Georges a choisi d’adopter un style plus près de celui du lieutenant Colombo, le détective sagace de la série populaire à la télé. Mine de rire de lui-même, il se paie la tête des autres, et lorsqu’il rit des autres, on a l’impression qu’il se gausse de lui-même.
Avec un sens des affaires inné et un labeur constant, lui et son épouse Hélène ont su monter une ferme laitière de plus de cent têtes dont ils ont tiré un revenu tout à fait convenable. Ensemble, ils ont pu ainsi parcourir le monde: Hawaii, la France et l’Europe, le Japon; il n’y a pas beaucoup de coins qu’ils n’aient parcourus. Ses récits de voyages, sont truffés de goguenardises, de blagues salaces et de taquineries sans méchanceté sur le monde étrange qu’un cultivateur beauceron ne peut manquer de noter au passage.
- “Le vin en France, c’est sur pas pour rire: t’as beau mettre du sucre, ça reste sur. Y leur faudrait mettre du bon sirop d’érable pour donner du goût.”
Ce témoignage vient d’un oenophile plutôt habitué au doux vin rouge du Niagara, le St-Georges. On le mélange avec de l’alcool blanc pour fabriquer du p’tit caribou. C’est un nectar bien connu qui, de concert avec la remarquable poutine, font la gloire des papilles gustatives des Québécois-z’é-des québécoises – bon, voilà que je commence à parler comme un député du Bloc Québécois, il est temps que je revienne à mon propos.
- “Pis leur pain avec ça, c’est rien que d’la croûte: c’est dur, pis raide. L’année dernière on est allé au Japon. J’ai voulu aller dans un bain japonais. Ma femme n’a pas voulu venir: il faut se montrer tout nu, pis a’ voulait pas montrer ses petits seins qui tombent.”
Ma tante Hélène lui jette un regard en coin, mine de dire “Mets-en pas trop, tu veux?!”
Et il enchaîne:- “Avant d’embarquer dans le bain tourbillon avec les autres, faut que tu prennes ta douche; pis après, une geisha – je note au passage l’utilisation légère d’un vocable qui fascine les occidentaux – te lave de la tête aux pieds – c’est propre les Chinois tu peux pas savoir comment!”
“Les Japonais, c’est pas des Chinois, c’est des Japonais!” précise ma tante.
- “Alors là, une Japonaise m’étend sur une table, flambant nu et commence à me laver dans toutes les craques. Avec l’ongle de son petit doigt, elle me lave dans les oreilles, elle va jusque dans le trou de cul pour enlever toute la crasse. Après m’avoir viré sur le dos, a’ commence à me laver le sexe; a’ frotte jusque sous la petite peau”.
« Où va mon oncle avec cette histoire? » me dis-je, intrigué et quelque peu mystifié de la bonhomie avec laquelle il parle de choses qu’on a l’habitude de taire pudiquement.
- “Mais v’là-ti pas que c’t’affaire-là, ça se choque : a’ vient ben grosse. La Japonaise me regarde, embarrassée, a’ jamais vu ça une grosse affaire de même – les Chinois, non, les Japonais -, ils ont rien qu’une petite affaire, grosse comme ça”, il montre alors son petit doigt. “A’ se retourne, prend un grand sceau d’eau froide et m’lance ça, drette sur le sexe, en riant et en la montrant aux autres.”
“…C’t’affaire là, ça se choque…” Quel extraordinaire usage des euphémismes.
Maman joue à la guizoutte le Vendredi Saint
Chez les Pomerleau, jouer aux cartes est une passion dévorante. Dès que la famille se réunit, que ce soit pour un mariage, des noces d’or ou des funérailles, et dès que sont terminées les formalités, les cartes sortent et on joue à la guizoutte. C’est un jeu qui se joue à quatre et qui ressemble un peu au bridge: il y a des annonces, des levées, de l’atout; la carte la plus forte est la guizoutte, suivi du bonhomme, du gros bord et du p’tit bord; on peut même tenter le p’tit ou le gros mulot. Il faut se lever tôt pour battre un Pomerleau à ce jeu.
Maman et moi étions allés visiter la famille dans la Beauce. Un après-midi du Vendredi Saint nous étions chez mon oncle Euclide. Bien entendu, nous en sommes rapidement venus à entamer un petite partie. Pendant ce temps ses deux garçons écoutaient la télévision dans un coin de la grande cuisine familiale. Euclide a hérité de la demeure ancestrale. La cuisine est le lieu de tous les instants: on y cuisine, on y mange, on y jase, on y fait tout. Autrefois, un immense poêle à bois en fonte noir trônait contre le mur du fond et sentait toujours bon le bois qui brûle et le pain qui cuit.
Ce jour-là j’étais le partenaire de maman. A un moment donné, elle a joué une mauvaise carte et j’ai perdu la donne. Je lui ai demandé, sur un ton à peine un tantinet critique:
- “Pourquoi t’as joué ça?”
Maman a un tempérament un peu vif et supporte peu facilement la critique, mais aux cartes, c’est pire que pire. Exaspérée par ma question, elle s’est retournée vers sa belle-soeur et dit d’un ton sec:
- “Et puis, qu’est-ce que c’est que ça, ces films de violence à la télé: est-ce une chose à montrer aux enfants?!”
En somme, c’était la faute à la télé…
« Ce film comporte des scènes ne pouvant ne pas convenir à de jeunes enfants: la supervision des parents est donc requise ».
- “Maman,” ai-je dit, “C’est la passion de Jésus qui joue. C’est Vendredi Saint et les enfants regardent la mort du Christ.”
Ce soir là, j’ai compris que maman avait raison, ce film est rempli de violence. On y flagelle un pauvre innocent, on le torture et en fin de compte on lui plante des clous dans les mains. Quand on y songe, c’est d’une brutalité inégalée.
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