ANECDOTES DE COOPÉRATION
L’épopée de la coopération
Les professeurs de la « Suhum secondary technical school », juin 1966
En 1965, je suis parti pour le Ghana, en tant que volontaire du CUSO/SUCO. C’était le service canadien des volontaires internationaux. Nous étions envoyés dans des pays du tiers-monde pour “Servir et apprendre” – c’était la devise du CUSO à l’époque. J’aurais bien voulu aller dans un pays francophone, mais les seuls postes disponibles étaient dans l’enseignement privé catholique, et je refusais avec intransigeance d’aller à la messe. Les bons pères missionnaires ne voyaient pas d’un très bon oeil la présence d’un professeur agnostique dans le saint des saints.
J’ai décidé de partir en coopération sans le moindre plan de carrière, comme ça, un jour que j’en avais marre des études. J’avais 21 ans quand je me suis retrouvé dans une petite ville ghanéenne. Ma vie et ma carrière ont ensuite suivi un cours que je ne pense pas avoir jamais vraiment contrôlé.
En août 1968, je cherchais un boulot dans le domaine social à Montréal quand j’ai reçu un appel d’Ottawa . Le nouveau Directeur Exécutif du SUCO, M. Charles Morin cherchait deux adjoints, l’un pour s’occuper du recrutement et l’autre pour les programmes en Afrique francophone. Avec mon camarade Jean-Jules Riopel, je suis venu à Ottawa croyant y passer un été: j’y suis depuis. Je suis alors entré dans un univers complexe et surprenant, où rien n’est jamais tout à fait noir, où ce qui parait gris peut être tantôt blanc et tantôt plutôt noir, et dans lequel le blanc tout propret n’existe pas.
Au cours des années soixante-dix, la Coopération internationale aura été une sorte de petite épopée pour bon nombre de Canadiens. Notre discours politique se complaît à répéter que nous n’avons pas de “passé colonial”. Cette affirmation occulte, bien entendu, nos rapports difficiles avec les nations autochtones. C’est une déclaration péremptoire suggérant une sorte de “virginité internationale” en quelque sorte, un attribut qui signifie que les Canadiens sont gentils par définition, dénués d’égoïsme ou d’intérêts mesquins. Selon cette doctrine, les peuples du tiers-monde doivent plutôt se fier aux Canadiens plutôt qu’à tout le reste de la planète, qui est généralement corrompue, comme tout le monde le sait.
Bien peu de Canadiens-français avaient dépassé les frontières d’Old Orchard avant l’Expo 67. Cette grande fête populaire du Québec, a trouvé son prolongement, en quelque sorte, dans l’oeuvre de coopération. Qui dit néophyte, suggère aussi naïveté et maladresse. La petite histoire de la coopération foisonne d’anecdotes rigolotes, de pantalonnades diverses qui s’entremêlent avec des gestes d’une grande noblesse et d’une véritable générosité de coeur. Plusieurs d’entre elles méritent d’entrer dans notre mémoire collective.En voici donc quelques-unes auxquelles j’ai été mêlé.
Grand-papa et grand-maman ont peur des Hollandais
Je pense être entré dans le monde des adultes lorsque je suis parti pour le Ghana à la fin de l’été 1965. Mon départ a été préparé pendant les mois de l’hiver qui l’ont précédé. A Pâques, il était devenu grand temps d’en faire part à mes grands-parents Guilmette. La famille “citrouillard”, comme se plaisait à nous appeler papa, est donc descendus à Québec, au 232 (changé plus tard pour 490) de la rue des Franciscains. Comme tous les événements qui marquent notre famille, les choses se passent autour d’un repas: c’est une tradition gauloise, sans doute.
L’atmosphère de ce repas pascal est tendue: l’annonce d’une grande nouvelle se profile derrière la conversation comme un gros nuage à l’horizon. Le dessert à peine terminé, nous passons tous au salon. Mes grands-parents manifestent leur inquiétude et leur anxiété en de nombreux petits signes comme seuls les vieux savent le faire. Grand-maman porte la tête penchée sur le côté, prête à décocher un gros soupir à l’annonce d’un grand malheur. Grand-papa, d’habitude très cool, se fait tout petit et serre les genoux. De toute évidence, je comptais beaucoup pour ces deux vieux et j’en étais secrètement touché.
Maman engage la discussion d’une phrase passe-partout: – “On a quelque chose à vous annoncer concernant Jean…” quand je l’interromps:
- “Bon, on va pas tourner autour du pot, je pars en Afrique avec le SUCO”. J’espérais ainsi réduire la douleur, un peu comme l’on arrache d’un coup sec et inattendu un diachylon collé dans le poil: ça chauffe quelques secondes, mais le mal s’en va plus vite.
- “Ah?..! bon, ..!? Pourquoi pas l’avoir dit plus vite. On était terriblement inquiet. On craignait que tu partes pour la Hollande”, dit grand-maman.
- “C’est très bien, l’Afrique. Les voyages forment la jeunesse”, ajouta sentencieusement grand-papa. “Moi aussi j’ai voyagé quand j’étais jeune. Ça m’a ouvert l’esprit”.
Aucun de nous n’a alors songé à demander ce qu’il y avait de si terrible en Hollande.
Cela demeure encore à ce jour un grand mystère. C’est ce que les romanciers se plaisent à décrire comme “un secret qu’ils ont emporté dans la tombe”. J’adore cette chute on-ne-peut-plus dramatique.
Découverte très récemment dans les vieux papiers de ma mère après son décès, cette lettre du grand-père, datée le 7 septembre 1965 et adressée à mes parents, en dit long sur leur vision du monde dans lequel je m’engageais.
“Mes chers enfants,
En réfléchissant à l’histoire de Jean en Afrique, je vous demanderais de lui expliquer quelque chose au sujet de cette aventure.
Jean a dit qu’il serait logé dans un “cottage” avec un serviteur. Je suis d’avis que ce supposé serviteur sera en bonne et due forme un détective du gouvernement du Ghana. Tous les grands pays du monde ont des espions partout. Alors s’il veut être consul ou embassadeur plus tard il devra être connu comme un diplomate de naissance. Ce qui fait qu’il devra parler très peu, et toujours en bien de tous les grands pays. Il devra donc faire une belle façon à tous les êtres qui l’approchent même si ceux-ci prennent des airs imbéciles, ce qui est le propre de tous les bons détectives et espions.
Qu’il ne se fie pas aux lettres secrètes; car ceux-ci seront souvent décachetées par les intéressés du contre-espionnage. Qu’il étudie à fond le système de gouvernment du Ghana de façon à paraître intelligent quand c’est nécessaire.
J’embrasse mes petits enfants, et vous présente mes salutations les plus intimes,
Votre père et beau-père,
J.N. Guilmette”
Grand-papa avait tort en parti. Le Ghana n’avait pas les moyens de se payer un espions pour surveiller un petit prof de français dans un village éloigné de la capitale, Suhum. Toutefois, mon courrier a toujours été ouvert à la poste jusqu’un peu après le coup d’état qui renversa Kwame Nkrumah en fin février 1966. Je retrouvais mes lettres gauchement recellées avec de la colle blanche. Un jour j’ai trouvé un poil de pinceau encore coincé sous le rabat de l’enveloppe.
Owousou tese abofra
Les Ghanéens sont convaincus qu’un homme ne peut guère passer plus de quelques jours sans relations sexuelles. Un soir, par exemple, mon “boy”, un jeune homme d’environ dix-sept ans, me demande, – sans rire -, combien de temps on peut “durer” sans tomber malade. Il vient de remarquer un peu d’urticaire sur ses avant-bras et attribue cette apparition soudaine à dix jours d’abstinence.
Il me faut aussi préciser qu’au Ghana, on est tout à fait prude sur la terminologie de l’amour. On ne parle ni de baise ni de sexe, mais on emploie des euphémismes et des circonvolutions. On “fait la chose”, on aura “du progrès”. J’ai aussi appris de ce séjour que les Ghanéens ont un sens de l’humour et de la taquinerie très développé mêlé à une sagacité toute paysanne….
En septembre 1965, le CUSO/SUCO m’expédia à Suhum, un gros bourg au nord de la capitale Accra, pour y enseigner le français. Je partageais alors un bungalow sur le campus de l’école, avec un volontaire du Peace Corps américain, Brian Schwimmer, – un jeune new-yorkais tout à fait typique, mais un peu timide. Il était arrivé un an auparavant. Derrière chez-nous, habitaient un prof ghanéen, Ebenezer Aytey et sa jeune épouse, une femme d’une rare élégance et d’une beauté pleine de retenue.
Un soir que nous discutions au salon, Brian, Aytey et moi, le sujet des rapports sexuels fut enfin abordé. Cela faisait un mois que je vivais le plus chaste des célibats dans un pays reconnu dans toute l’Afrique de l’Ouest pour la liberté de ses moeurs. Je cherchais la clef de ma libération.
Il me faut préciser que les organismes qui envoyaient des volontaires, que ce fusse le CUSO ou le Peace Corps, insistaient sur la discrétion et la retenue dans l’établissement de nos rapports avec les populations locales. En tous temps, nous devions montrer le plus grand respect pour les us et coutumes du cru. On n’osait rien refuser de ce qui nous était offert, de peur d’offenser les traditions d’hospitalité, mais à l’inverse, on hésitait à demander quoi que ce soit, de peur de se piéger dans une coutume locale aux conséquences inattendues.
Schwimmer raconte comment Ebenezer s’est inquiété de sa santé. Il était clair à tous ses voisins que Brian n’avait pas encore eu “de progrès” depuis son arrivée à Suhum quelques mois plus tôt: ce qui n’est pas une situation normale pour un jeune homme en bonne santé. Ebenezer promet alors d’organiser les choses. Dès le samedi suivant, il introduira Schwimmer à une jeune femme qui ne manquera pas de succomber à son charme. Brian s’empresse d’accepter cette offre généreuse: c’est inespéré, il résoudra un problème tout en respectant les coutumes locales. Mais il a remarqué que les Ghanéens ont un penchant pour les femmes corpulentes. Il invite notre confrère à choisir pour lui une compagne plus près des goûts américains.
Qu’à cela ne tienne, il va lui présenter la soeur de sa fiancée. Schwimmer avoue ne s’être méfié de rien, car il connaissait la jolie fiancée. Il faut à nouveau préciser, que les termes “ma soeur, mon frère” ont un emploi très large en Afrique. Il peut parfois s’agir d’une vague cousine.
Samedi soir donc, les deux larrons se présentent chez les jeunes filles, dont l’une est en quelque sorte promise à Brian. Immédiatement après les présentations d’usage, Aytey s’échappe dans une des chambres à coucher pour aller “faire la chose” avec sa fiancée.
La “promise” s’appelle Confort: c’est plus qu’un nom approprié, c’est un “contrat à vie”. Elle ne mesure guère plus de quatre pieds et huit pouces, est ronde comme une petit baril, et gréée d’une paire de gigantesques nénés. J’appris par la suite que les élèves de l’école se gaussaient les uns des autres en criant: “Untel fait la chose avec Confort!!”. Confort était gentille, mais un peu benoîte. Elle vendait des cacahuètes derrière l’école et prêtait ses charmes à qui voulait bien d’elle. Bien des puceaux de la Suhum Secondary Technical School lui doivent leur premier moment d’extase.
Brian est plein de bonne volonté, mais trop, c’est trop! Il me raconte alors être demeuré assis à une extrémité d’un long sofa à parcourir l’inévitable “scrapbook” de famille. Confort ne parle pas un mot d’anglais et Brian peut à peine baragouiner quelques phrases utilitaires en ashanti, la langue d’usage dans ce coin. Il avoue que la scène semble sortir d’un film des années vingt: deux jeunes gens passent la soirée, assis sur un canapé et ne se disent mot. Vers onze heures, Aytey sort de la chambre-à-faire-la-chose et s’exclame:
- “Que fais-tu là à cette heure? Tu n’as encore rien fait. Vas-y! Exécutes-toi! Si tu quitte cette maison ainsi, cette pauvre enfant sera déshonorée, personne ne voudra plus jamais d’elle. Ce sera la fin de sa vie. J’ai servi d’intermédiaire dans cette affaire: nul doute que le père de ma fiancée va me refuser sa main en représailles de l’affront et de l’humiliation que j’ai entraînés sur toute la famille. Je ressors une petite heure, et quand je reviendrai, il vaudra mieux que tu aies fait ce qu’il faut.”
Brian, est empreint d’un profond sens du devoir; c’est un bon Peace Corps, désireux de ne pas offenser les coutumes locales. Il s’exécute donc de peine et de misère. Pour soutenir sa concentration chancelante en quelque sorte, il fait appel aux souvenirs des jeunes filles qui emplissent les pages centrales du magazine Playboy.
Cette histoire me laisse perplexe et m’engage à la méfiance. De toute évidence les rapports entre les hommes et les femmes sont piégés; il me faudra faire gaffe pour ne pas tomber dans une telle souricière.
C’est alors qu’Ébenezer laisse tomber sa bombe:
- “Owou tese abofra!”
Il s’agit d’un adage ghanéen. Un étranger est semblable à un bébé: il doit tout apprendre de la culture nouvelle au sein de laquelle il est plongé. Cela peut s’entendre aussi dans le sens suivant: un étranger est une victime naïve de choix pour un joueur de tour.
Aytey nous avoue alors qu’il s’agissait d’un innocent coup monté pour se payer la tête de Brian. Les étudiants de l’université Lagon savaient bien que les Peace Corps sont entraînés à se soumettre sans maugréer aux pires coutumes locales. Il m‘avoua plus tard, qu’il avait lui-même participé à l’initiation des volontaires du Peace Corps. Il ne faisait que mettre ses propres leçons en pratique, en quelque sorte.
C’est ce jour-là que je découvris que mon oncle Euclide (voir « anecdotes de Jarrets-noirs) n’était pas le seul à posséder une dangereuse sagacité paysanne.
Au roi de la saucisse
Vieux quai, Lomé, 1965
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
– « Alors petit! Qu’est-ce que ça sera, un pâté de lapingne? » me crie à tue-tête la patronne du restaurant « le roi de la saucisse » à Lomé. Je viens à peine de m’asseoir à une table recouverte d’une nappe à carreaux rouge et blanc. Sans même que je l’aie demandé, apparaît devant moi un litre de gros rouge, vraisemblablement du Maroc ou d’Algérie. Je crois alors être entré dans un conte de fée pour adulte gourmand.
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir;
La patronne, sûrement une Marseillaise, trône royalement, installée sur un siège haut derrière la caisse en bronze ouvragé. C’est une femme accorte d’au moins 98 kilos, autoritaire et maternelle à la fois – du moins c’est ce que m’inspire sa poitrine généreuse et son regard attentif. Celui qui doit être le mari, un individu malingre, nerveux et sec, portant une moustache à la Tino Rossi assure d’un pas rapide et leste le service entre la cuisine et les tables. Tous deux sortent tout droit d’un film français des années cinquante et je suis plutôt surpris de ne pas les voir en noir et blanc.
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir;
Nous sommes en fin décembre 1965 et je viens de passer trois mois et demi au Ghana, à Suhum pour être précis, où j’enseigne le français. J’ai maigri et je pèse un rachitique 135 livres. Je viens donc célébrer Noël dans cette ancienne colonie française, là où l’on mange bien. Au Ghana, ancienne colonie britannique on connaît plutôt la cuisine anglaise, le steak bouilli, le flanc « Bird’s eye » que l’on sert garni de tranche de bananes brunâtres et, quand ça va bien, il y a le poulet au curry de l’hôtel Ambassador. Le pays est socialiste, d’inspiration soviétique; on est donc privé de tout sauf des discours politiques du Président Nkrumah qu’on entend partout dans les rues de la capitale, Accra, car on y a installé des amplificateurs qui diffusent la radio nationale en permanence.
Valse mélancolique et langoureux vertige!
Les magasins sont toujours vides. Malgré tout, on doit faire la queue pour parfois ne rien y acheter. Dans mon petit bled de Suhum, je mange soit du corned beef en boîte soit des sardines, elles aussi en boîte; d’autres fois c’est l’inverse… Mon plat est toujours garni d’oignons, de tomates, de pili-pili et revenu dans de l’huile de palme bien rouge. Le riz est rempli de petits graviers et il faut le laver avec grand soin, sinon ça croque sous la dent. J’aime beaucoup le kenke, une bouillie de maïs fermentée et recuite à la vapeur, que des femmes vendent en fin de journée. Malgré que cela soit presque le plat national, je n’aime pas vraiment le fufu, une boule couleur coquille-d’oeuf à base d’igname pilé et battu au mortier jusqu’à atteindre la consistance d’un « chewing gum » mou. Une fois par mois, je me paie un poulet rôti, des frites d’igname, le tout arrosé d’une bière Star. C’est plus l’ennui gastronomique que la privation qui a eu raison de mon solide coup de fourchette.
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir;
Tout à coup, des mots magiques résonnent à mon oreille « …un pâté de lapingne… ». – Cendrillon retrouve son chausson de fourrure, la Belle au bois dormant découvre le french-kiss, le petit chaperon rouge se décapote devant le loup et Pinocchio sort enfin du ventre de la baleine. Toutes ces imageries fétiches ne sont rien par comparaison à mon litron de gros rouge-qui-tache, au petit salé et au flan au caramel du roi de la saucisse. Je vais y passer trois jours à m’empiffrer et à boire comme un cosaque, les coudes solidement ancrés dans les carreaux de la nappe.
Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige;
Entre ces repas gargantuesques, je déambule dans la petite ville de Lomé. C’est un petit paradis tropical aux allures faux-Gauguin: ciel bleu, mer bleue bordée de cocotiers, maigres ombrages, femmes portant ballots et plats sur la tête et bébé sur le dos. Il y règne un parfum de langueur monotone. Au large, un cargo russe ballotte tout doucement pendant qu’on décharge sa cargaison dans de grosses chaloupes qui font la navette entre la jetée et le navire. Un long quai de fines poutrelles d’acier s’avance pendant plus de cent cinquante mètres dans la mer peu profonde du vieux port de Lomé. Depuis longtemps, il ne sert plus qu’aux pécheurs à la ligne. Ce spectacle est chiqué au point d’émouvoir. Dans mon état éthylique je garde le cap patriotique, et lorsque je rentre à mon hôtel d’un pas chancelant, je réponds la bouche pâteuse aux gosses mendiant et aux vendeurs à la sauvette qui me sollicitent: « Ya Ruski, ya Ruski! » et ce, afin d’éviter de cochonner l’immaculée réputation des canadiens.
Valse mélancolique et langoureux vertige!
Le soir je m’affale dans un des nombreux petits bars africains où l’on boit et danse au son d’un orchestre local. Très mauvais danseur moi-même, je préfère regarder les jeunes femmes qui suivent avec grâce et souplesse le rythme africain. Au fur et à mesure que la soirée avance et que la bière s’évapore de mon verre, mon regard devient quelque peu hébété. J’ai un vague souvenir d’avoir caressé le sentiment doux-amer de fêter seul au loin le jour de Noël; il en résulte un mal à l’âme qui doit bien un peu transparaître sur mon sourire jocond.
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir;
Je finis par remarquer à une table voisine, une jeune togolaise qui me dévisage depuis de longues minutes. Elle demande à sa copine de la laisser seule et elle me fait signe de la rejoindre à sa table. Mais je me sens un peu trop éméché pour engager une conversation, séduire, faire le beau et je décide plutôt de rentrer à l’hôtel.
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
A ma très grande surprise, elle me suit dans les rues silencieuses de Lomé et me dit des mots gentils, du genre: « tu veux l’amour? », « tu me trouve pas z’olie! ». Je me laisse finalement tenter par sa persistance et elle m’entraîne vers une petite case sur le bord de la mer. Après trois mois passés dans ce que nous nous plaisons à nommer la brousse africaine, rien de ce que j’y trouve ne me surprend. Cela ressemble à la petite chambre avec une chaise en paille peinte par Van Gogh: c’est archi-simple, sans garniture sauf un lit, un coffre, une chaise et le seul bruit qu’on y entend est le roulement lointain des vagues. Je prends mon pied simplement, sans fioritures; en résumé, ce fut bref mais court. Peut-être est-ce mon énergie qui baisse à vue d’oeil ou bien que ma compagne manque d’imagination, peu importe. Aujourd’hui, je m’en souviens comme d’une vraie baise d’adolescent.
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Une petite demi-heure plus tard, je lui donne ce qu’elle réclame sans marchander, peut-être dix milles francs CFA (environ cinquante dollars) et je constate en la payant qu’il ne me reste plus un sou vaillant. Ca ne me semble pas bien grave car je retourne à Accra le lendemain matin et mon hôtel est déjà payé. J’ai toujours dans ma valise assez de cédis (la monnaie du Ghana, inchangeable en dehors du pays, doctrine socialiste oblige) pour rentrer à Suhum où m’attend mon chèque de paie.
Du passé lumineux recueille tout vestige!
Je suis assez dégrisé pour rentrer à pied: rien n’est bien loin dans le Lomé de 1965 et je décide qu’une marche me ferait du bien. Je commence à peine mon trajet lorsque j’entends un taxi qui roule au ralenti à mes côtés. Je lui fais signe que je ne veux pas de ses services, mais il persiste et j’entends alors ma jeune prostituée qui m’interpelle: – « Yovo! Yovo! (C’est le surnom que les Éwés du Togo donnent aux hommes blancs; au Ghana, les Akans nous appellent B’roni alors qu’au Sénégal nous sommes des Toubabs) monte, le taxi, il va à l’hôtel, c’est payé pour toi ». J’ai présumé que sa « fierté d’artisan » l’empêchait de laisser rentrer un client à pied au milieu de la nuit: ce taxi serait donc à ses frais.
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Je n’ai jamais fréquenté les prostituées à l’exception de cette dernière, aussi je ne saurais dire si son comportement est typique de la profession, toutefois j’ai toujours conservé un souvenir attendri de sa gentille attention. Grand amateur d’Irma la douce, je préfère croire que les catins qui font le trottoir sont toutes comme elle, d’un naturel gentil, délicat et généreux. Qui va m’en détromper à mon âge?
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!
Charles Beaudelaire, Harmonie du soir
“Last but not the least, it gives you free bowels”
Ce jour là en 1966, j’étais parti faire de la varape aux environs de Kumasi avec un collègue australien. Notre départ se trouvait retardé car il lui restait une classe entière d’examen à corriger. Il enseignait l’éducation physique dans une école de formation pédagogique. J’offris d’en corriger la moitié. La question portait sur l’utilité de l’éducation physique au secondaire. Un groupe d’élève me surprenait en arguant que l’éducation physique permettait de connaître la géographie et de se faire des amis. En effet, grâce à l’éducation physique on pouvait espérer compétionner aux olympiques et ainsi voir du pays et se faire des amis. Une vaste majorité insistait sur les vertues physiques et la bonne santé ainsi engendrée, quelques uns allant même jusqu’à citer l’adage romain, “mens sana in corpore sano”. Ma notation tournait entre 50 et 75% jusqu’à ce que je tombe sur un pur chef d’oeuvre. Un élève détaillait avec un souci infini du choix des termes tous les bénéfices pour la santé. Pendant trois paragraphes il enlignait des phrases du genre: “grâce à l’éducation physique, le rythme cardiaque est plus régulier et plus fort permettant au sang d’être mieux oxygéné par les poumons”, et ainsi de suite jusqu’à sa conclusion finale: “and last but not the least, it gives you free bowels”.
J’appris ainsi deux mots nouveaux, “free bowels”, une jolie figure de style, “last but not the least” et enfin je découvris l’existence du problème no un des Ghanéens et de plusieurs communautés d’Afrique de l’ouest, la constipation. Il semblerait que l’usage très répandu du pili-pili aurait pour effet de détruire la flore intestinale. De là un usage soutenu des laxatifs. Éventuellement, l’utilisation quotidienne de ceux-ci perd tout effet et entraîne même une forme perverse de constipation. La constipation chronique devient ainsi un souci constant que l’éducation physique combat avec efficacité,… enfin nul doute que!
Nous décidâmes d’accorder 100% à cet élève et partîmes escalader les falaises.
Comment Cécile G. doit la vie à l’incompétence
A l’automne 1972, Cécile G., volontaire du SUCO en Haute-Volta – c’est l’ancien nom du Burkina Faso était en voyage au Mali, quand elle fut terrassée par une violente attaque d’hépatite. C’est une maladie très virulente et contagieuse. Cécile G. était dans un coma profond et l’hôpital de Bamako n’était pas du tout équipé pour traiter un tel cas. Sans des soins extraordinaires, elle n’avait aucune chance de survivre. Quelques jours plus tard, elle se retrouva en soins intensifs à la base canadienne de Lahr en Allemagne. Deux mois après, elle retournait dans sa famille.
Cette demoiselle doit la vie à l’incompétence de tous ceux qui ont eu à traiter de cette affaire. Si quelque part dans la chaîne de solidarité internationale qui a fonctionné avec efficacité, il s’était trouvé un seul véritable fonctionnaire, connaissant bien les procédures prévues dans les cas de ce genre, je suis absolument convaincu qu’elle n’aurait pas survécu. C’est une histoire qui vaut d’être écrite avec grand soin.
Les personnages:
- Dick Stanley, troisième secrétaire à l’ambassade du Canada et vice-consul,
- Jean D. Ménard, directeur du SUCO pour le Sénégal,
- Lieutenant Sidi Bouya N’diaye, de garde au quartier-général de l’armée sénégalaise.
- Dr Fourteau, médecin traitant
Acte un, la nuit
Une nuit de l’automne 72, vers deux heures du matin, Dick Stanley est éveillé par un des commis aux communications de l’ambassade des Etats-Unis. Ce dernier est de garde à son ambassade où l’on vient de recevoir une dépêche-télex de Bamako: une jeune Canadienne y est très malade; elle va mourir si on ne l’amène pas sans délai à Dakar, où les hôpitaux sont mieux équipés. Alerté, Dick téléphone d’abord au chargé d’affaires de notre ambassade, Paul Laberge; malheureusement, la sonnerie du téléphone ne s’entend pas de la chambre à coucher. Dick téléphone alors à un autre collègue de l’ambassade, Mario Malara qui est en poste depuis un an déjà. Au cours de cette conversation une idée émerge: peut-être pourrait-il faire appel au gouvernement du Sénégal. Mais comment faire? Dick improvise une solution: il trouve dans un bottin officiel le numéro de téléphone du quartier-général , le Q.G., de l’armée sénégalaise et il explique son problème à l’officier de service. Quelques heures plus tard, il est plutôt étonné d’apprendre que l’armée sénégalaise a immédiatement dépêché le DC-3 présidentiel vers Bamako pour y récupérer la jeune malade. Dès son arrivée à Dakar, elle est hospitalisée. Cette histoire déjà intéressante aurait dû se terminer là.
Acte deux, le surlendemain
Le Dr Fourteau est le médecin soignant de Cécile, mais il est aussi responsable de conseiller les compagnies aériennes au Sénégal concernant les endémies. Selon celui-ci, elle est trop gravement atteinte pour espérer être sauvée à Dakar. Il a entendu parler d’un traitement nouveau qui implique l’usage d’un caisson de décompression et qui serait pratiqué en France. Malheureusement, il ne peut autoriser son transport sur un vol régulier, car il s’agit d’un cas beaucoup trop contagieux.
Jean D. Ménard est le directeur du bureau du SUCO; c’est lui qui est alors responsable de cette malade. Il me demande d’intervenir auprès de l’ambassade des Etats-Unis; Fourteau lui a dit qu’il y aurait un avion-ambulance de l’armée américaine à Madrid. Nous sommes de vieux amis, il s’adresse à moi d’une part, parce que je suis le Premier Secrétaire responsable de l’aide canadienne au Sénégal, mais il me connaît bien. Quelques mois plus tôt, j’étais le directeur des programmes outre-mer du SUCO: c’est probablement sous mon administration d’ailleurs que Cécile Gagné s’est retrouvée dans son poste. Tous les samedis après-midi, je joue à la balle-molle contre une équipe américaine; mon vis-à-vis du troisième but est l’attaché militaire.
Ce dernier m’apprend que l’armée canadienne dispose aussi d’avions-ambulances en Europe. Au pis-aller, il est disposé à intercéder auprès de son collègue en poste à Madrid mais, ces services ne sont pas gratuits et la facture risque d’être très lourde. Il me suggère de m’adresser au gouvernement du Canada.
Ce jour-là, le chargé d’affaire est inaccessible: il est en mission en Mauritanie, je crois me souvenir. Je me retrouve donc temporairement le “senior” à l’ambassade. Dick et moi conférons de ces événements extraordinaires dont la solution dépasse notre compétence: rien de notre répertoire commun d’expériences ne s’approche d’un tel problème. Dick et son épouse, qui ont vécu jeune sur une des bases de l’armée canadienne, ont pensé de leur côté à faire appel à l’armée canadienne. Il est alors environ onze heures, soit six heures du matin à Ottawa. Dick se rappelle avoir vu quelque part le numéro de téléphone du Q.G. de l’armée canadienne à Ottawa. Sans réfléchir plus longtemps, il suggère de répéter le “coup du Q.G.”.
Il ne nous est pas venu à l’esprit alors qu’on ne téléphone pas comme cela au poste de commandement d’un grand pays, surtout pas quand on à vingt-huit ans et qu’on ne connaît rien à rien. J’ai appris qu’il aurait fallu suivre la filière normale et laisser au ministère des Affaires Extérieures la responsabilité de démêler cette affaire. Les cadres du ministères auraient engagé des pourparlers avec l’armée canadienne; ils auraient tout de suite songé à s’assurer que le SUCO disposait d’assurances conséquentes, ce qui aurait nécessité des vérifications supplémentaires. Toutes ces consultations auraient nécessité du temps: mais le Dr Fourteau nous avait expliqué que l’espérance de vie de Cécile diminuait d’heure en heure.
- “Hello corporal, this is Dick Stanley, Vice-consul of Canada in Dakar, Senegal. We have a difficult case here.” En quatre ou cinq phrases, Dick résume le problème. Un longue pause s’ensuit. Puis, je l’entends dire:
- “Hello Sargent, this is Dick Stanley…
- “Hello Lieutenant, this is Dick…
- “Hello Captain, this is…
- “Hello Colonel, this…
- “Hello General, …
En moins de six minutes, Dick avait raconté six fois la même histoire et discutait maintenant avec un général qui lui dit brusquement et sans se perdre dans des discours oiseux:
- “Dans une heure au maximum, nous allons vous aviser par télex de notre décision. Soyez prêts”.
Moins de trente cinq-minutes plus tard en effet, nous recevions l’avis suivant: (je reproduis de mémoire): “Un CL-115 partira de Lahr à destination de Dakar, ETA (Expected Time of Arrival) 0200 heures GMT. L’avion repartira avec la patiente à 0700 heures le lendemain. Nous allons nous occuper des droits de survol et d’atterrissage; de votre côté, veillez à assurer l’accueil de l’équipage et à voir à ce que le personnel puisse se reposer quelques heures.”
Ce qui fut dit fut fait, et l’avion arriva pile à l’heure. Il n’y avait pas la moindre chambre disponible en ville et nous avons logé quatre des membres de l’équipage dans la maison. Les autres ont été logés ici et là. Épuisés, ils se sont endormis sans même enlever leurs lourdes bottes d’aviateur. A l’aube, Jean Ménard et moi accompagnions la malade sur la piste.
L’île de Gorée, Pointe du Cap vert, dessin à la plume, 1994
Je conserve un souvenir impérissable de cette scène, au demeurant surréaliste. Il fait encore nuit noire. Je m’attendais à un brancard d’ambulance comme on voit au cinéma. Mais non, pauvreté oblige, un infirmier sénégalais roule sur la piste un simple lit d’hôpital en métal blanc, cabossé et rouillé par endroits, pendant qu’un autre infirmier pousse une espèce de patère en acier: une bouteille de sérum virevolte comme un fanal sous la tempête. Je me dis que ça doit être le lit dans lequel elle a été hospitalisée. Une infirmière canadienne s’affaire autour de la patiente. Ce cortège attend sans bruit, à côté d’un gigantesque avion kaki, qu’on surnomme “Hercules”. Avec son hayon béant, il me fait penser à un énorme cachalot. Moby Dick va tous nous avaler. La carlingue est dégarnie de tout artifice. De solides poteaux de métal permettent d’y accrocher sur trois étages, au moins soixante civières. J’imaginais un petit jet blanc, bien cool avec une croix rouge et des instruments chirurgicaux; l’énormité de cette installation me laisse songeur. Cécile est étendue alors dans une civière étroite, et accrochée dans un des espaces prévus à cet effet; elle semble perdue dans ce colossal autobus de l’air. L’avion décolle à l’heure prévue dans la lumière diaphane du petit matin de l’aéroport d’Yof. Il se profile un moment contre les Mamelles des Almadies, deux petites collines jaunes et dégarnies qui pointent leur nez dans la mer. Puis il tourne paresseusement, presque langoureusement vers le nord, pour prendre son cap vers l’Allemagne.
Acte trois, le voile du mystère est levé
Une équipe de huit spécialistes a été dépêchée de plus de mille cinq cents kilomètres, en catastrophe, pour venir sauver cette jeune fille: un médecin, une infirmière, et deux équipages de pilotes, copilote et navigateur. Tant de branle-bas pour sauver cette seule vie excitait curiosité et rumeurs. Pourquoi l’armée canadienne s’était-elle montrée aussi empressée? Et le Q.G. sénégalais alors?
Quelques semaines plus tard nous apprenions que c’est le ministre de la défense du Canada en personne qui avait donné l’ordre à l’armée d’expédier cet avion sans retard de Lahr. L’année précédente, l’armée canadienne avait abandonné un peu tôt les recherches pour retrouver un avion égaré dans le Nord canadien. Au printemps, un survivant était apparu: vraisemblablement, il aurait pu être rescapé, si l’armée s’était montré plus persistante. Les médias avaient critiqué l’indifférence de l’armée et son image avait été ternie. Le ministre ne voulait pas risquer de provoquer à nouveau l’ire des Canadiens. Ce dossier était instantanément devenu prioritaire.
Le mystère concernant le rôle joué par l’armée sénégalaise demeura entier jusqu’en décembre 1981. J’étais à cette époque Administrateur à la Banque Africaine de Développement à Abidjan. En mission au Sénégal, je rencontrai le Colonel N’diaye, alors Commandant de l’école polytechnique de Thiès – un projet de la coopération canadienne auquel j’ai été mêlé dès les débuts, mais cela est une autre histoire. Nous philosophions autour d’un grand plat de crevettes au pili-pili, sur le rôle de la gestion, de la bureaucratie et de l’expérience, quand je décidai de lui raconter comment une jeune Canadienne avait été sauvée parce que l’intuition et le jugement n’avait été contraints par l’expérience, ni surtout par le respect des procédures d’usage. Nul doute qu’en toute autre circonstance, cette jeune fille serait morte.
- “Je vais achever votre histoire”, me dit-il; “l’officier présent au Q.G. qui a expédié l’avion présidentiel, c’était moi. Je venais tout juste d’arriver de l’école des officiers de France quelques semaines auparavant et on m’avait mis de garde de nuit, car il ne se passe jamais rien. J’ai, moi aussi, essayé de réveiller le général responsable des opérations, mais lui non plus ne pouvait entendre le téléphone de sa chambre à coucher. Je me suis dit alors que la coopération canadienne était importante pour notre pays, et après tout, le DC-3 n’avait pas volé depuis longtemps, – il faut que les moteurs tournent régulièrement. J’ai donné l’ordre de partir immédiatement et j’ai appelé mon camarade, au Q.G. de Bamako afin de lui demander de régler les formalités d’atterrissage: il ne fallait pas que Bamako s’imagine que l’armée sénégalaise envahissait le Mali. Moi non plus je ne connaissais rien aux procédures: elle a vraiment été sauvée par des incompétents, votre jeune fille”
…J’ai appris éventuellement que Cécile est demeurée plusieurs semaines entre la vie et la mort sous les soins compétents de l’armée canadienne avant de pouvoir être rapatriée chez elle. Je n’en ai plus jamais entendu parler et je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle est devenue.
Ça, c’est une belle histoire qui finit bien.
L’arbre à palabre
Grand platane à Dakar, dessin à la plume, 1995
Le 3 ou le 4 janvier 1972, Jean-Jules Riopel m’appelle d’Abidjan. Il est cinq heures trente du matin, mais il a oublié le décalage horaire. Une crise vient d’éclater au sein du seul projet de développement rural du SUCO en Afrique francophone. Ce projet venait tout juste d’être mis sur pied. En septembre on y avait envoyé cinq volontaires pour aider les villageois de Niorro. Une infirmière, une animatrice sociale, un maître en technique de construction, un agronome missionnaire et le directeur du projet, lui aussi missionnaire. Pour les férus de géographie, Niorro est un peu à l’ouest de Ouangolodougou, chez les Sénoufos du nord de la Côte d’Ivoire.
Ce que je sais sur les Sénoufos tient sur le dos de la main. Peuple animiste, ils ont maintes fois combattu les tribus du Nord et de ce fait détestent l’islamisme. Quant au christianisme, c’est une religion un peu trop matérialiste à leur goût, et après plusieurs années de missionariat, nos deux bons québécois n’ont toujours qu’une dizaine de cathécumènes… et encore, il s’agit peut-être d’individus désignés par le chef du village pour le tenir informé. Mais les Sénoufos font d’admirables sculptures qu’on ne saurait oublier une fois qu’on en a vu une.
Ce que je sais des missionnaires tient tout aussi bien sur le dos de l’autre main. Ce que j’en ai appris est une petite histoire, métaphore remarquable sur ce qu’il faut savoir pour diriger ceux-là qui oeuvrent, loin de papa et de maman, dans l’isolement humain et le dénuement. Voici donc cette perle de gestion et de sagesse.
Quand un jeune et zélé missionnaire arrive à Ouangolodougou, l’évêque le rencontre afin de bien le jauger. Mine de rien, il l’invite à prendre une petite bière au café d’en face. Comme de bien entendu, sitôt la bière servie, sitôt arrive la mouche qui s’y plonge et s’y noie misérablement. Le jeune missionnaire alerte et vigilant, appelle aussitôt: “Garçon, garçon! S’il vous plaît! Il y a une mouche dans la bière. Veuillez la changer”. L’évêque expédie aussitôt le jeunot au fin fond de la brousse, confiant qu’il s’agit d’un garçon en tous points normal.
Cinq ans plus tard et sous un prétexte quelconque, – il y en a quelques centaines dans le calendrier liturgique, il invite son jeune poulain à nouveau. Ce dernier arbore une barbe virile et l’oeil prosélyte. Dès que la mouche pique du nez dans la cervoise, il la repêche entre l’index et le majeur et la jette sèchement par terre sans interrompre son discours sur l’animisme sénoufo.
Dès ce moment, l’évêque le convoque aux deux ans. Il constate que ses traits s’émacient progressivement et que son discours est parfois incohérent. Un jour, il avale la mouche en marmonnant: “Après tout, c’est de la protéine”. L’évêque le reçoit dès lors deux fois l’an. Le jour où regardant sa bière d’un air hébété il crie à tue-tête: “Garçon, garçon! Ma mouche, où est ma mouche?” alors l’évêque sait qu’il a reçu un signe de Dieu et qu’il est temps de retourner le jeune missionnaire – qui n’est déjà plus très jeune, chez lui pour y prendre une longue cure de repos.
Voilà ce que j’appelle “diriger des hommes”. Depuis ce jour, j’ai ouvré mes propres “tests de la mouche” afin de jauger quand il faut rappeler un représentant sur le terrain qui commence à perdre le Nord. Bon! Comme d’habitude, je me suis encore égaré en racontant mon histoire: retournons donc à nos moutons.
Ce jour-là donc, je saute dans l’avion pour Abidjan, plutôt flatté que Jean-Jules ait insisté sur le fait que j’étais le seul capable de résoudre ce problème. A ce moment j’occupe le poste de directeur des programmes en Afrique francophone et il n’est que normal que je vienne à la rescousse d’un vieil ami et collègue.
Après avoir écouté les querelles des uns et des autres pendant deux jours, j’en arrive à la conclusion gastronomique que cette mayonnaise ne monte pas et qu’il vaut mieux dans ces cas-là reprendre tout à zéro. Les trois volontaires, qui eux sont des laïques, demeurent persuadés que les deux missionnaires vont tout faire pour subodorer les ressources du SUCO afin d’inculquer les préceptes catholiques à ces pauvres populations sénoufos. Pour leur part, les deux missionnaires ont quitté le Québec un peu avant la révolution tranquille et sont complètement floués par l’esprit soixante-huitard: ils ne trouvent jamais les mots qu’il faut et se piègent aux moindres détours. Nous décidons donc de reprendre à zéro. Jean-Jules trouve à recaser ailleurs nos trois révolutionnaires. Quand à nos deux missionnaires, ils vont continuer leurs activités de développement et nous verrons plus tard s’il c’est encore opportun de recruter une nouvelle équipe l’année suivante.
Ces décisions prises, nous partons pour Niorro, discuter avec le chef. Ma rencontre avec le chef du bourg de Niorro doit ressembler à la rencontre entre Roosevelt et Staline à Yalta. Deux “grands chefs” se font face, l’un auréolé du prestige de l’outre-mer et l’autre drapé cérémonieusement dans un ample boubou. Ce dernier s’inquiète du départ de l’infirmière car les femmes du village comptaient sur celle-ci pour apprendre comment éviter que les bébés meurent (sic). Il ne comprend pas ce qui turlupine les trois volontaires laïques qui sont partis sans cérémonie et il en est fort déçu. Il nous confie qu’il a tenté d’intercéder lorsqu’il a eu vent de la querelle – tout se sait au village et rien de ce qui concerne la vie des quelques petits blancs ne saurait demeurer secret, il est venu avec son conseil et a “demandé le pardon”, mais en vain. Malheureusement, nos jeunes néophytes se sont mépris sur le sens de cette phrase et ils l’ont gentiment éconduit en disant: “Vous n’y êtes pour rien, c’est entre nous et eux. Inutile de demander pardon”.
C’est à mon tour de présenter des excuses pour l’incivilité de mes jeunes compatriotes. Il me faut acheter au moins une vache. Je croyais qu’un mouton ferait l’affaire, mais on m’avise qu’un “grand chef qui vient d’outremer” ne saurait faire moins qu’une vache. Je crois me souvenir l’avoir payé 25,000 CFA et j’ai gardé en souvenir le reçu signé de la patte du jeune pâtre peuhl, plutôt déconcerté par les procédures comptables des Blancs. Mais ce n’est quand même pas tous les jours qu’un jeune administrateur canadien achète une vache.
Avec le recul des ans, je constate que ce sera la seule et unique vache que j’aurai achetée dans ma vie. Je suis un enfant de la guerre, à cheval donc, entre le dix-neuvième siècle et le vingt et unième. Voilà donc la preuve éclatante de ma modernité: mon grand-père achetait des vaches, moi des voitures et ma fille est branchée en permanence sur le téléphone cellulaire. Le lecteur m’autorisera cette sagace observation sur les abysses de l’évolution de l’humanité.
Ce dimanche de janvier 1972, je suis invité à participer à la cérémonie auguste de “l’arbre à palabre”. Sous l’ombre tranquille d’un grand fromager, les villageois se réunissent et confient leurs petits tracas à la justice du “vieux”. C’est la représentation moderne de l’arbre de justice de Salomon. Je suis fort impressionné et impatient de mieux connaître la justice africaine. J’assiste alors sans comprendre à une cérémonie des plus bizarre. Pendant plusieurs heures les villageois vont débattre d’un conflit entre un éleveur et un fermier. C’est une histoire de vache, d’eau, de droits acquis et de rapports humains entre Peuhls et Sénoufos : un procès de clôture comme mes ancêtres beaucerons adorent se les faire. Mais jamais, au grand jamais l’on ne parlera directement du conflit. Tout restera dans le non-dit, dans l’usage de paraboles, de métaphores, de phrases ampoulées qui circonscrivent le débat sans y entrer. Même les protagonistes ne seront pas nommés. Tout à coup, au moment où le soleil se couche et que la soupe est trempée, le vieux sage se lève, aligne quelques phrases sentencieuses, des maximes occultes que tous semblent comprendre et apprécier. Les villageois quittent les lieux, satisfaits d’une si belle justice et de la sagacité du vieux chef.
Je suis complètement soufflé. Le missionnaire aura beau m’expliquer les enjeux et la sortie en des termes simples, rien n’y fait. Ces trois heures pittoresques, mais bien souvent fastidieuses, m’ont obligé à jouer au gisant gothique et je me sens aussi brillant qu’une de ces anciennes statues de pierre. Le missionnaire rigole dans sa barbe. Il a beau déchiffrer les paraboles, traduire l’intraduisible, nommer les enjeux et les protagonistes, je reste perplexe et je vais le rester de longues années. “Qui sont ces gens,” me dis-je, “qui choisissent d’éviter les conflits au point de ne jamais nommer le problème? Qui demandent justice sans la demander? Qui plaident sans expliquer, de peur de meurtrir, de chagriner, de rompre l’ordre social immuable? Qui n’engagent pas la querelle sur le terrain de ce qui est su et connu mais dans le non-dit et le clair-obscur?”
Bien des années plus tard, au cours d’une réunion du Club du Sahel, j’essayais de convaincre les donateurs de mieux apprécier la retenue africaine face au conflit: “Ce sont, ce qu’il est convenu d’appeler des “conflicts avoiders”; des gens qui comprennent mal les avantages du multipartisme parce que ces traditions leur paraissent tout à fait désordonnées et irrespectueuses des conventions et de l’ordre social”. J’ergotais en vain, mes collègues demeuraient sceptiques et continuaient de prêcher les vertus de ce qu’ils se plaisent à appeler “la transparence”. Jusqu’au moment où un invité camerounais, un homme d’affaire astucieux, vint à ma rescousse. “Guilmette a raison. Chez vous, c’est quand un conflit est sur la table que vous commencez à vous en occuper et que vos mécanismes de régulation de conflits peuvent intervenir. Chez nous, quand un conflit est rendu public, cela veut dire que nos mécanismes de prévention et de régulation de conflits ont échoué”.
Quelle merveille de clarté, quel raccourci. Vraiment la culture africaine est Parole et le verbe y est sacré.
La patronne du bar Chez-vous me prend sous son aile
Mille neuf cent soixante-douze, c’est à peine une petite décennie d’indépendance pour le Sénégal. Bon nombre des vénérables institutions coloniales françaises y ont encore pignon sur rue. Le bar “Chez-vous” est un des monuments incontournables d’un passé glorieux et, dirais-je impérial. Après la guerre, le “Chez-vous” était un gentil bordel sis en proche banlieue de Dakar. De mignonnes petites françaises recrutées sur la rue St-Denis, y passaient un trimestre avant d’être remplacé par un nouvel arrivage, histoire d’éviter l’ennui de la clientèle. Les clients, y venaient en voiture en toute quiétude. Un jour, la patronne du Chez-vous a l’occasion d’acheter à très bon prix un petit hôtel, juste à coté du marché Kermel, en plein centre-ville. Hélas, cette décision s’avère bien mauvaise et c’est la catastrophe financière. Les commères du tout-Dakar voient bien qui y entre ou en ressort, les langues se déchaînent et ces messieurs effarouchés s’enfuient à tire d’aile avec les profits. La seule manière de sauver la mise est d’ouvrir un bar chic et branché, où le Dakar sophistiqué viendra s’encanailler, un peu selon le modèle de chez Régine à Paris. Par une porte dérobée, les clients en mal de compagnie peuvent s’esquiver discrètement vers les chambres à baiser.
Moi aussi je sais jouer au mec branché. J’y emmène occasionnellement des missions de l’ACDI prendre un verre en fin de journée avant de les reconduire à l’hôtel Terranga ou à la Croix du Sud. Même si je n’ai rien consommé chez elle que l’occasionnel whisky-Perrier, la patronne me prend alors en affection. Peut-être qu’à mon insu mes visiteurs y revenaient régulièrement, sait-on jamais avec ces Canadiens. Quoi qu’il en soit, elle me prodigue bien des conseils précieux sur le fourmillement de Dakar, un Dakar qu’elle connaît comme son tablier en quelque sorte.
A cette époque j’ai un petit problème. En 72, nous avons fourni plus de mille moteurs hors-bord afin d’équiper les pirogues de pêche. Ces moteurs sont alors mis à la disposition des pêcheurs par l’intermédiaire d’une coopérative d’état (on ne s’enfargeait pas dans les contradictions à cette époque). En plus des moteurs et des pièces, l’ACDI fourni à la direction des pêches un gestionnaire-comptable ainsi qu’un mécanicien-formateur. Ce projet est un franc succès: les pêcheurs adoptent cette nouvelle technologie sans hésiter car ils peuvent pêcher plus loin et plus longtemps. Ils font des affaires merveilleuses et ils remboursent le prêt qui leur a été consenti pour l’achat du moteur. Malheureusement, et c’est là le hic, le directeur du projet dépose ces remboursements dans plusieurs comptes ouverts dans les diverses villes de la côte mais à son nom.
Alertée par notre gestionnaire-comptable, Jean Dancose, qui craint fort qu’un éventuel audit présume de sa complicité, l’ambassade s’engage à régler ce problème et à faire revenir l’argent dans le compte officiel du projet. Notre directeur sénégalais ne voit même pas le problème. Il n’a pas volé l’argent qui, prétend-il, est bien là où il le dit. J’engage alors une escalade. J’en parle officiellement avec le sous-ministre responsable de la coopération, puis notre ambassadeur, M. Raymond Grenier fait part de ses anxiétés au ministre des pêches. Nous expédions ce qu’il est convenu d’appeler en diplomatie “une lettre à la troisième personne”. C’est le fin du fin du respectable: “L’ambassade du Canada présente ses compliments au Ministère des Pêches et a l’honneur de l’informer que… Et patati et patata”. C’est ampoulé, enveloppé et de tradition royale comme tout l’appareil de la diplomatie. Rien n’y fait, rien ne bouge. Ottawa, nous appuie pleinement – ce qui , l’expérience me l’apprendra plus tard, n’est pas toujours le cas. Les choses traînent jusqu’à ce que nous tentions un coup de force. Nos collègues de l’ACDI décident d’un embargo sur l’envoi de la seconde tranche de mille moteurs. C’est tout à fait inédit, car ces moteurs étaient achetés par le Sénégal à partir d’un prêt.
Malgré tout ce tintouin, le directeur du projet se refuse toujours à bouger. Je commence à être persuadé qu’il s’entête ou bien alors qu’il est fortement protégé au plus haut niveau. Qu’est-ce que toute cette histoire peut bien cacher? Pendant ce temps, le tout-Dakar est au courant et l’on se fait des gorges chaudes à notre propos. Un jour mon épouse s’achète un petit bijou dans une bijouterie française et se fait dire par la vendeuse: “Ah oui alors, il a des problèmes avec ses moteurs votre mari”.
C’est alors que ma bonne sainte patronne du bar “Chez-vous” vient à ma rescousse. (Dieu que je m’en veux de ne pouvoir me rappeler son nom). “Vraiment vous ne comprenez rien à la diplomatie africaine, vous les canadiens”, me dit-elle un soir, alors que je marmonne piteusement, le nez dans mon verre de whisky-Perrier. “Les Africains n’en ont rien à cirer de vos lettres à la troisième personne: ils les jettent aussitôt à la poubelle. Au contraire, cela les convainc que vous faites semblant d’être offusqués mais que vous espérez plutôt que les choses demeurent ce qu’elles sont. Ils sont persuadé que vous tirez tous des profits personnels de la vente des moteurs canadiens et que vous auriez souhaité que le directeur du projet vous coupe de moitié”. Je suis estomaqué. L’idée qu’on puisse douter de mon absolue bonne-foi ne m’est jamais passé ne serait-ce qu’une seconde par la cervelle. Comment peut-on croire que moi, élève des Jésuites, ancien volontaire du CUSO/SUCO, pourrais songer un seul moment voler ne serait-ce qu’un liard de la poche du payeur de taxe. “Il vous faut trouver un porteur de message” enchaîne-t-elle, “quelqu’un qui n’a rien à voir avec tout cela mais en qui vous avez toute confiance. Quelqu’un qui a ses entrées”… que voilà un mot magique dans la bouche d’une tenancière et si je me permet de répéter le jeu de mot graveleux qui m’est venu à l’esprit, c’est pour conserver toute l’authenticité à cette historiette: “C’est vous madame qui avez le contrôle des entrées”. Bon encore une fois, le plaisir de raconter m’a un peu égaré, revenons donc à ma bonne patronne. “Votre porteur de message doit faire part de vos inquiétudes et de votre détermination auprès de quelqu’un qui lui aussi, a ses entrées. Les Sénégalais ne vous croiront que de cetteg manière. Allez-y, essayez!”.
J’en ai alors parlé à mon ami Bocar Diong. Bocar était alors un des trois peintres les plus cotés du Sénégal. C’était un type cool, avec qui je partageais nombre de whisky-Perrier. Il était on-ne-peut plus branché et il avait ses entrées partout où ça comptait. Il était alors un peu frais, mais je l’aimais quand même. “T’inquiète pas, je m’occupe de ton affaire.” me répondit-il d’un air entendu et suffisant. Deux semaines plus tard tout était réglé en effet. Tous les remboursements étaient revenus bien à leur place dans le compte officiel du projet et nous avons levé l’embargo à notre plus grand soulagement. L’avocat de l’ACDI croyait que ce n’était pas du plus légal que d’interférer sur les deniers du prêt et il se préparait à tirer la sonnette d’alarme.
Plus tard, j’ai eu de nombreuses occasion de voir fonctionner le système de porteur de message et d’en admirer l’élégance tout autant que l’efficacité. Mais ce qui m’émerveille au plus haut point, c’est d’avoir reçu la meilleure leçon de diplomatie d’une patronne de lupanar, française et coloniale de surcroît. A quel sein dois-je me vouer dorénavant?
Février 1974, Paul Gérin Lajoie bloque Hervé Bourges
Vers 1969, Georges Galipeau a été nommé directeur du CESTI à Dakar. Le CESTI est un projet qui visait à former des journalistes africains. Ce centre faisait partie de l’université de Dakar. Galipeau, un ancien journaliste de Montréal avait été nommé directeur et il était payé par l’UNESCO. Devenu directeur, Georges avait réussi à intéresser l’ACDI qui finançait quelques professeurs et de l’équipement audio-visuel. Quand je suis arrivé à Dakar en 1972, ce projet était un important fleuron de la coopération canadienne. Nous étions tous un peu fiers d’occuper ainsi un territoire habituellement réservé aux français.
La coopération avec l’Afrique francophone s’est heurtée au départ à la vieille France post-coloniale qui voyait d’un très mauvais oeil cet acteur nouveau qui venait jouer dans son pré carré. La méfiance française était d’autant plus grande, que le Canada disposait à la fois de la technologie américaine et de la langue française. Cette combinaison semblait des plus dangereuses aux vieux routiers de la coloniale qui craignaient que cette poussée canadienne ne soit que le fer de lance pour assurer la pénétration américaine. L’histoire les a grandement trompés: les Américains ne se sont investi en Afrique que du bout des doigts sinon par l’intermédiaire de la Banque Mondiale. Toutes nos activités étaient évaluées à la loupe et leur incidence sur les intérêts français étudié avec soin. Nous étions persuadés que le poste de Galipeau était zieuté avec soin par l’ambassade de France.
Les Sénégalais avaient engagé avec quelqu’agressivité un processus nationaliste qu’ils appelaient la “sénégalisation”. C’était une manière de justifier la nomination de jeunes sénégalais dans des postes de commande encore bien souvent occupés par des Français. Mais cela s’appliquait quelquefois à des commerces et j’ai connu quelques restaurateurs français qui se sont vu imposer un partenaire sénégalais et par conséquent un partage inopiné du profit. En général, ce processus n’affectait pas les coopérants canadiens, derniers arrivants dans l’opérette de la coopération internationale. Mais un poste aussi prestigieux et surtout stratégique que celui de directeur d’une des deux écoles de journalisme de l’Afrique francophone ne pouvait laisser indifférent. Bien entendu, l’ACDI appuyait les velléités sénégalaises. C’était une manière d’emmerder à notre tour nos cousins français. Nous étions un peu chagrins de perdre ce poste important, mais l’idée d’appuyer la candidature d’un sénégalais était fortement soutenue par Ottawa. C’est ainsi que cahin-caha nous sommes arrivé à la fin du mandat de Georges Galipeau prévu à l’été 1974. Ce dernier s’était alors trouvé un successeur sénégalais, je crois me souvenir qu’il s’agissait d’un des directeur de département de l’université; nous attendions tous que le Président de la République, Léopold Sédar Senghor, en décide.
Un jour, un diplomate français m’a expliqué qui était Senghor, ce poète et chantre du “parallélisme asymétrique dans les rapports Nord-Sud”(sic). “Senghor” disait-il, “c’est un type qui se trouve au dernier étage d’un grand édifice dans un salon rempli d’intellectuels, d’artistes connus et d’hommes de pouvoir; il pérore savamment sur “le négrisme et la négritude dans la poésie d’Aimé Césaire”. Tout à coup, sans crier gare, il s’engouffre dans le premier ascenseur qui passe et descend jusqu’au dernier sous-sol, là où l’on retrouve la cuisine, les poubelles, la chambre de chauffe et tout le petit personnel. Dans un tourbillon agité, il donne des ordres, renvoi ceux qui ne font pas son affaire, engage sa cousine et son neveu, et s’implique dans de menus détails. Puis, toujours sans prévenir, il repart en ascenseur et, sans jamais s’arrêter aux étages où se fabriquent les politiques importantes, il revient finir son petit discours, une coupe de Veuve Clicquot à la main”. Je n’étais donc pas surpris d’apprendre que la nomination d’un directeur d’institut dépendait non seulement du recteur de l’université, du ministre de l’Éducation, mais aussi du chef de l’Etat.
Mais la décision tarde. Les spéculations vont bon train: Senghor ne veut pas d’un Sénégalais, il veut un étranger car, répète-t-on, il croit que le Sénégal n’est pas prêt. Si le Canada persiste à refuser de nommer un remplaçant canadien, il fera son choix en France. On parle d’Hervé Bourges, alors directeur de l’ESIJY à Yaoundé, l’autre école de journalisme africaine qu’il a lui-même fondée. Je rapporte fidèlement ces rumeurs à Ottawa, mais mes collègues demeurent persuadés que la “sénégalisation” va faire son oeuvre et que jamais le Sénégal n’oserait prendre une telle décision.
Il faut préciser qu’Hervé Bourges était (il l’est encore) un journaliste et administrateur puissant; ancien ami et conseiller de Ben Bella, il partage son temps entre la France et le Cameroun car il dirige à la fois l’école supérieure de journalisme de Yaoundé en même temps qu’il forme d’autres journalistes africains à partir de Bordeaux. S’il devenait directeur du CESTI, il serait en mesure de diriger la formation de près de 100% des journalistes francophones africains. Un énorme pouvoir à remettre à un seul français.
En février ou mars 1974, le président de l’ACDI, Paul Gérin-Lajoie annonce son passage à Dakar. C’est un homme d’influence qui occupe un poste encore prestigieux à l’époque; il est prévu qu’il aura un tête à tête avec Senghor. Les notes, préparées par Ottawa, l’enjoignent de s’assurer que le poste de Galipeau sera bien rempli par un sénégalais. Je suis un peu embêté par cette affaire quand mon voisin vient à ma rescousse. Mon voisin de quartier est un sbire de la sécurité française; c’est un type sympathique et marié à une ravissante italienne qui est devenue amie de mon épouse. Il est le conseiller de je-ne-sais-qui, mais c’est très-très près du cénacle où trône Senghor. La France est loin d’être homogène politiquement. Il y a la droite, qui gouvernait à cette époque sous Georges Pompidou, et la gauche qui préparait avec plus ou moins d’efficience son grand triomphe de 1981. Entre la droite gaulliste et la gauche française, on ne se fait pas de quartier et, pour des raisons qui me sont toujours restées mystérieuses, mon espion de voisin est déterminé à empêcher Bourges de prendre la maîtrise du CESTI. Peut-être que de son côté, il n’aimait pas l’idée de donner tant de pouvoir à un vilain socialiste, qui sait! Le matin même où PGL – il était connu ainsi, doit rencontrer Senghor, mon voisin me montre la photocopie d’une lettre signée de la main même du chef de l’Etat offrant à Hervé Bourges le poste de Galipeau.
Entre l’édifice Sorano, où loge l’ambassade, et le palais présidentiel il y a à peine quatre minutes en voiture. C’est tout le temps qui m’est imparti pour raconter ma petite histoire à PGL. Chose étonnante, PGL ne la met pas en doute; c’est vrai qu’il avait été ministre et qu’il avait vu passer “les gros chars”. Une heure plus tard, il ressort de son entretien présidentiel et il me dit: “Bon voilà, j’ai conclu un accord avec Senghor. Envoie tout de suite un télex à Pierre Sicard et dis lui qu’il a un mois au plus tard pour présenter un candidat acceptable pour remplacer Galipeau. Sinon ça ira à Bourges”.
C’est donc ainsi qu’un journaliste canadien du nom d’André Payette est devenu directeur du CESTI. C’est ce pourquoi Hervé Bourges ne l’a jamais été; de toute façon, à en juger par son profil de carrière, je ne pense pas que ça ait retardé son ascension.
Le capitaine en croûte de l’hôtel Aubert
A Ziguinchor, capitale de la Casamance au sud du Sénégal, il y avait un hôtel qui, pendant de nombreuses années a servi de lieu de repos pour la “coloniale française”: on y envoyait souvent les fonctionnaires qui avaient besoin de vacances. Un jour, en 1973, j’y passai quelques jours avec ma famille; nous y commandèrent un capitaine en croûte. Le capitaine est un poisson typique du Sénégal qui ressemble un peu au mérou, avec une belle chaire blanche et fine, et peu d’arêtes. Cette recette faisait parti du menu mythique de l’hôtel. Par la suite, à chaque fois que j’avais l’occasion de visiter la Casamance, je téléphonais de Dakar afin de commander mon capitaine, tellement j’appréciais ce plat. Malgré mes passages répétés, le patron refusait de m’en donner la recette. En novembre 1981, près de dix ans plus tard, je revins à Ziguinchor avec un collègue de l’ACDI. Je retrouvai avec plaisir Monsieur Aubert, le patron, et il se rappela de moi et même de mon goût prononcé pour le capitaine en croûte. Il avait vieilli et moi aussi. Je sentais la fatigue de celui qui a beaucoup vécu et qui s’apprête à baisser les bras. Je commandai pour mon collègue et moi mon fameux capitaine. Je crois même avoir réservé ce plat dès le départ de Dakar. En quittant le restaurant, une dernière fois, mine de lui dire adieu, je lui demandai sa recette et, à ma plus grande surprise, il me la donna sans faire d’histoire. J’en conclu qu’il en avait un peu fini avec son hôtel. La voici, telle que dite.
« Préparer une pâte à croûte. Bien désosser le capitaine. Préparer un filet d’huile d’olive, de l’estragon frais, du sel, du poivre et du piment fort broyé. En badigeonner l’intérieur du poisson. Enfermer dans la croûte, cuire au four et servir. En Casamance, on prépare aussi un capitaine en croute de sel. Ca doit être bon.
Simple et mémorable avec un meursault blanc, ou sinon un beau chardonnay. »
Le ragoût de pattes de cochon et de boulettes
Il y a une histoire plutôt rigolote associée à ce plat. En l’an 2000, Marie-France Gagnier, mon ancienne épouse, voyageait au Burkina Faso et y passait la Noël avec des amis. Le boy-cuisinier servi alors un ragoût de pattes. Surprise, elle s’enquit auprès de celui-ci d’où il tenait pareille recette. “C’est le meilleur ragoût au monde”, rétorqua-t-il avec aplomb “et c’est un de vos compatriotes qui m’en a enseigné le secret; il s’appelle Jean-H. Guilmette!”. “Qu’elle curieuse coïncidence” rétorqua-t-elle, “il s’agit de mon ex-mari”. Il s’agissait de Christophe, un boy-cuisinier fort bon de surcroît, qui avait servi bon nombre de familles canadiennes à Abidjan et qui, depuis la crise économique qui marque la capitale de la Côte-d’Ivoire, oeuvrait à Ouagadougou. Il me fit parvenir un pot de pili-pili par son intermédiaire. Voilà une autre démonstration de ce que le monde est petit. Voici donc cette recette fameuse, “la meilleure du monde”.
« Préparer de la farine, du sel, du poivre, de la cannelle, du girofle moulu et de la muscade et enrober des jarrets de porcs qu’on aura fourrés d’ail. Les faire revenir dans du saindoux. Mouiller d’eau tiède jusqu’à couvrir à peu près les pattes. Ajouter deux gros oignons, une carotte et mijoter deux heures. Incorporer alors 1/2 tasse de farine grillée et les boulettes. J’ajoute aussi une grosse cuillerée de bonne moutarde de Dijon avant de servir. Ces boulettes sont faites de porc et de veau haché, des épices ci-haut, d’ail et d’oignon râpé. Enfarinées on les aura fait revenir dans du saindoux comme les pattes. Cela se mange avec de grosses patates vapeur et des cornichons ou mieux encore, des betteraves dans le vinaigre.
Pour le vin, je ne sais trop quoi dire: c’est un plat de taverne que j’ai l’habitude d’accompagner d’une pression. Ce n’est pas facile d’habiller ce plat surtout à cause de la farine grillée. Certains diront qu’un rouge ferait l’affaire, mais j’opine à l’effet qu’un blanc fruité et un peu charpenté, un gewurztraminer, par exemple donnerait de bons résultats. »
Amadou Hampâté Bâ
Il y a des choses que j’ai été très lent à comprendre. Je le regrette parce qu’autrement, j’aurais peut-être pu jouer un rôle plus pertinent et utile. J’aurais peut-être pu faire la différence. Pendant longtemps, j’ai cru que l’Afrique était opaque et difficile à comprendre; en fait, c’est plutôt parce que ma propre culture m’était trop proche et que je n’arrivais pas à prendre mes distances de ce qui m’est familier. Ne sachant pas qui j’étais et surtout d’où je venais, j’avais du mal à comprendre les autres cultures. Voici donc enfin élucidé ce qui a longtemps été un profond mystère.
Pour faire vite, je vais raconter les choses archi-simplement. L’indépendance de l’Afrique s’est construite autour de deux bandes de copains, les uns étudiants à Paris et les autres à Londres. On y retrouvait Kwame Nkrumah, du Ghana, Félix Houphouët-Boigny, de la Côte d’Ivoire, Modibo Keita du Mali, Sékou Touré de la Guinée et plusieurs autres personnages, “fondateurs d’un continent”, – c’est pas moi qui le dit, j’ai lu cela quelque part. Ils partageaient prou ou moins un grande vision romantique: l’Afrique serait pacifique et unie, généreuse et socialiste. C’est pourquoi, la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest ont presque le même drapeau et ont pendant longtemps été dirigés par le même parti. Mais dès l’indépendance, ceux qui sont devenu chefs d’état ont choisi de construire des frontières rigides plutôt que d’engager la construction d’une vraie communauté africaine à l’instar des Européens. Pendant leur jeunesse, ils décriaient vertement les frontières coloniales, artificielles et contre nature, car elles séparaient bien souvent les ethnies en deux nations distinctes. Mais une fois au pouvoir, il leur a semblé plus important de s’en assurer la main-mise. Des querelles entre pays voisins sont ainsi rapidement apparues.
Il en fut ainsi entre Modibo Keita, Président du Mali et Houphouët Boigny, président de la Côte d’Ivoire. Deux ans après l’indépendance, ils divisaient leur parti unique et ne se parlaient plus. Un peu plus tard, ils entamèrent des pourparlers et se réconcilièrent. C’est alors qu’entre en scène un personnage fabuleux, Amadou Hampâté Bâ. Hampâté Bâ est un griot malien, descendant de ces grandes familles de conteurs et d’historiens, mémoire essentielle de royaumes aux traditions non-écrites. Il a tout fait: diplomate, administrateur, philosophe, il a écrit de merveilleux livres, dont “l’Etrange destin de Wangrin”. A cette époque, il dirige les plantations d’Houphouët à Yamoussoukro. Quand vient le moment de réconciliation, il faut bien s’échanger des ambassadeurs. Houphouët dit alors à Modibo: “Donne-moi Hampâté Bâ pour te représenter”. Et c’est ainsi que pendant plusieurs années, le Mali a été représenté à Abidjan par l’intendant du président de la Côte d’Ivoire.
Que voilà une histoire étrange et qui m’est totalement incompréhensible. Comment le même homme peut-il être à la fois l’employé du président de la Côte d’Ivoire et représentant du chef d’état d’un pays étranger? Comment pourra-t-il réconcilier des intérêts qui ne manqueront pas de diverger? Peut-être que ceux-ci ne comprennent pas les choses de la diplomatie et du pouvoir? Au cours des ans, l’astuce devenue proverbiale du vieux Houphouët, m’apprendra qu’en matière de pouvoir, il savait fort bien ce qu’il faisait. Alors, quoi? Quelle bizarre culture!
Les stratégies des Africains laissent perplexes plus d’un étrangers, moi le premier: les différences d’habitudes sont encore mal expliquées. Un jour, un ami français, Michel Colin de Verdières, me recommande l’introduction d’un livre sur le jeu d’awélé. C’est un jeu aussi important pour l’Afrique que le Go pour l’Asie ou les échecs pour l’Occident. Deux hauts fonctionnaires français, François Pingaud et Pascal Reysset, ont analysé et comparé les stratégies typiques aux joueurs d’échecs, de go et d’awélé. Selon ceux-ci, « ces jeux sont partie prenante de la culture, des mentalités et de la mémoire collective des peuples qui les ont vu naître, qui les ont engendrés ». Par un effet de retour, les tactiques et stratégies propres à chacun de ces jeux, modèlent à leur tour bien des comportements quotidiens et inspirent les stratégies et les choix tactiques des individus. Cette manière d’analyser les choses, met bien en lumière les différences entre trois manières de vivre et de gérer sa destinée.
La victoire pour le joueur d’échec se défini par la déroute et la destruction de l’ennemi. Il s’acharne sur les pions et les soldats de l’adversaire jusqu’à ce qu’il puisse attaquer et tuer le roi. La fin est brutale et bien souvent rapide. – Le PDG d’une entreprise américaine surveille la ligne du profit net mesurée trimestre par trimestre.
Le joueur de go cherche plutôt à agrandir son territoire vital. Ils absorbera et fera siennes les pièces ennemies qu’il aura circonscrites. En fin de partie, il cherchera à ne pas humilier son adversaire. Une partie qui se termine par égalité est un signe de bonne chance. – Le PDG d’une société japonaise recherche d’abord la pénétration de nouveaux marchés, les « parts de marché » dont les résultats sont mesurables sur de longues périodes.
Le joueur d’awélé, pour sa part, cherche à amasser plus de semences; il utilisera pour ce faire indifféremment les jetons qui sont les siens ou ceux de son adversaire. Les jetons (les ressources) circulent ainsi d’une case à l’autre, dans un mouvement circulaire répétitif qui évoque tout à fait le cycle perpétuel des récoltes. La victoire se défini par un avantage mathématique symbolique: une bille de plus consacre le vainqueur, celui qui aura l’ascendant sur l’autre. Le résultat est « sans famine », toutes les ressources étant partagées en bonne tradition africaine. Mais ce qui compte au plus haut point c’est d’avoir le dernier mot. – Que recherche vraiment pour sa part le PDG d’une entreprise africaine….!? Voilà une question lancinante pour l’observateur étranger.
Contrastons alors les stratégies et les tactiques des uns et des autres afin de nous aider à mieux comprendre les subtiles divergences qui ne cessent de marquer le dialogue entre Africains et représentants d’agences d’aide.
Le joueur d’échecs cherche à contrôler le centre du damier et chaque petit avantage peut déterminer l’issue de la partie. La perte d’une pièce maîtresse est catastrophique. Ce jeu évoque l’image de grand états centralisés en concurrence et en lutte entre eux. Il importe de toujours garder l’initiative, de poursuivre l’adversaire et le garder en déséquilibre jusqu’à ce qu’on puisse porter le coup fatal. On peut mieux comprendre alors l’approche volontariste des occidentaux devant les problèmes de développement. Il suffit de bien planifier ses investissements, d’ériger les infrastructures de base et d’encadrer les opérateurs économiques par des lois justes et transparentes. De la division des tâches naîtra la synergie nécessaire à la productivité. Les choix tactiques sont limités et chaque erreur tactique prend de ce fait une proportion déterminante; par exemple, on comprendra mieux alors combien il importe pour le président de la Banque du Canada de maîtriser le taux d’intérêt dont dépend la valeur du dollar et la maîtrise de l’inflation.
C’est un jeu de combat, de duel. Le comprendre permet par exemple, d’analyser la structure de la pénétration coloniale en Afrique au dix-neuvième siècle ou s’affrontaient la France et l’Angleterre. Ou encore d’apprécier les structures de gestion d’entreprise bien spécifiques à la mentalité du joueur d’échecs.
L’Africain, grand joueur d’awélé devant l’éternel, se situe pratiquement à l’antipode du joueur d’échecs. La stratégie du jeu l’entraîne dans les champs de l’adversaire, à préférer la périphérie plutôt que le centre; le vieux sage sarakolé enverra son fils brouter l’herbe de Paris-St-Denis, histoire de refaire les économies de la famille. Ce jeu évoque l’image d’un chef traditionnel, qui utilise des troupes hautement mobiles, – des cavaliers peuhls ou songhaïs, intimement soudés ensemble par de solides liens de solidarité, et tous interchangeables comme élément tactique. Le bon stratège sait attendre, il sait ne pas prendre l’initiative et provoquer l’erreur de l’adversaire. Ses choix tactiques ne sont pas nombreux, mais d’autre part, une erreur n’est généralement pas catastrophique et pourra être compensée plus tard: n’oublions pas, ce jeu est Parole et ce qui compte, c’est le dernier mot.
Quand on analyse les choses à travers le prisme de ces deux grands paradigmes, bien des comportements deviennent tout à coup plus aisés à comprendre. Dans ce modèle de gestion de la vie et du pouvoir, Amadou Hampâté Bâ peut sans difficulté occuper à la fois la charge d’ambassadeur du Mali auprès du président de la Côte d’Ivoire tout en gérant la fortune personnelle de ce dernier. Ce paradoxe est impossible à réconcilier pour le joueur d’échecs. Mais pour ces deux joueurs d’awélé qu’étaient Modibo Keita et Houphouet Boigny, Hampâté Bâ est une ressource, une semence qui circule tantôt sur le terrain de l’un tantôt sur celui de l’autre: qui sait ce qu’il en adviendra! Qui peut prédire lequel des deux joueurs saura en tirer le meilleur parti! La semence tombe dans le sol et le fertilise. Ses fruits seront un jour disponibles à tous; on ne sait pas toujours sur le terrain de qui ils vont tomber. Et puis, après tout, l’accumulation de richesses n’est pas l’enjeu véritable de la partie. C’est le prestige et le pouvoir qui fascine au plus haut degré.
Que dire alors de la transparence? Il m’a toujours étonné de voir jusqu’à quel point les choses sont sues et connues de tous en Afrique, alors que la censure des médias et la complaisance des journalistes (officiels) demeurent omniprésentes. Les dirigeants eux-mêmes ne semblaient en aucune manière surpris que les choses soient sues, mais s’inquiétaient si on en parlait publiquement. J’ai appris à comprendre qu’au village, bien des choses peuvent être transparentes et connues de tous, tout en demeurant dans le non-dit, dissimulées dans le souffle qui circule de bouche à oreille à la lueur des feux de la nuit. En contraste, en Occident, ce qui n’est ni dit, ni écrit de la manière la plus publique possible, constitue le signe certain que les choses demeurent sous le sceau du secret; les médias et les analystes politiques commentent alors « il y a manque de transparence ». Observons comment un vieux joueur d’awélé compte les billes dans un godet bien rempli: il s’arrête avant la fin du compte et regarde ce qui reste au creux de sa main pour être le seul à connaître précisément ce qui y est caché, puis il les remet avec grand fracas dans le godet…transparence et non-dit s’entremêle dans son rire malin et complice.
Ces différences dans les habitudes et les comportements engagent de nombreux débats entre les Africains et leur partenaires du Nord. Nos amis Africains nous engagent à mieux apprécier la qualité bien réelle de la transparence africaine, même lorsqu’elle est logée à l’enseigne du non-dit. En contrepartie, il leur est souvent rappelé que ce qui fonctionnait bien dans les traditions et l’environnement du village, risque d’échouer sur les écueils de l’urbanité et de la modernité. Les décisions prises par un gouvernement moderne tout autant que par une entreprise, sont d’une grande complexité et nécessitent un énorme volume d’information. Les choses changent très vite au sein du marché global: la technologie, les lois, l’accès au marché, l’offre et la demande sont en perpétuelle mutation. Trop de courtoisie et d’égards envers ceux qui ont la charge de gouverner, risquent fort de priver les populations de l’accès à l’information de qualité dont ils ont absolument besoin pour jouer avec compétence et sens critique leur rôle d’opérateurs économiques, d’électeurs, et de chiens de garde de l’état démocratique.
Ah! Vive la compétence
J’ai longtemps cru changer le monde… « Croyance oh combien naïve! », dira-t-on; n’empêche, à l’instar de nombreux camarades nous nous sommes engagés au milieu des années soixante dans une quête de l’amélioration du monde.
A cette époque, l’indépendance de nombreux pays du tiers-monde venait de se faire et le colonialisme apparaissait comme une tare du monde occidental qu’il nous appartenait de corriger. Il fallait tout à la fois corriger l’image sombre des individus qui avaient fait la colonisation, mais aussi de corriger les écarts économiques qui ressortaient d’un siècle de domination et surtout d’exploitation. Au CUSO/SUCO notre tâche était d’abord et avant tout de redresser l’image du blanc impérialiste. Plus tard, on m’a offert de travailler à l’Agence Canadienne de Développement International (ACDI/CIDA) où d’importants moyens financiers étaient mis en œuvre afin d’amener les pays pauvres au niveau économique des pays de l’OCDE. Nous n’étions pas les seuls naïfs. Plusieurs collègues m’ont demandé ce que je ferai « dans 20 ans »… car alors, le développement de ces pauvres pays aurait été réussi et il n’y aurait plus de travail pour moi!
Quoiqu’il en soit je me suis alors engagé à fond afin d’utiliser les crédits bilatéraux au mieux du développement des pays du Sahel. Mais les choses n’étaient pas si simples que cela. Un peu plus tôt, j’ai démontré que c’est grâce à l’incompétence que Mlle Gagné a eu la vie sauve. Voyons maintenant voir comment la compétence sert à bien des choses.
L’éolienne de Paul Hitschfeld
Nous sommes en 1976 et je dirige alors le programme du Sahel à Ottawa. Paul Hitschfeld est un jeune agent de planification plein de zèle et comme nous tous, il espère bien faire la différence. L’année précédente, le Centre de Recherche du Canada vient de mettre au point un éolienne très efficace. C’est un truc qui a plutôt l’air d’une sculpture de Giacometti et qui tourne avec le vent. Un missionnaire canadien en poste au Mali a lui aussi eu vent de l’appareil superbe et nous demande de lui en fournir une pour puiser l’eau d’un puit de village afin d’économiser les coûts du pétrole. C’est une idée toute fraîche et simple en apparence. Il suffit d’acheter l’éolienne que le CRC vend $5,000 et de l’envoyer au Mali. Malheureusement, la vie dans la bureaucratie n’est jamais aussi simple: tout projet doit d’abord être visé par un spécialiste et comme il n’y a pas à l’ACDI d’ingénieur spécialisé en énergie non conventionnelle, Paul doit se retourner vers un expert du ministère des Mines pour évaluer cette requête. “Y a-t-il assez de vent au Mali pour que le projet soit rentable?” demande alors l’expert. “Mieux vaudrait mesurer les choses au préalable. Nous qui connaissons ces choses, allons nous charger d’acheter et d’expédier un anémomètre au père missionnaire et l’an prochain vous pourrez commander votre éolienne si cela demeure justifié”. Paul n’a d’autre choix que d’accepter cette proposition censée.
Un an plus tard, ou à peu près, il reçoit deux missives affligeantes. La première est une facture pour l’achat et l’expédition d’un anémomètre et d’une provision conséquente de papier qui nous est envoyée par le ministère des Approvisionnements et Services, l’acheteur officiel du Gouvernement. La seconde, on ne peut plus triste, à en juger par les traces de larmes sur le papier, nous provient du bon père missionnaire. “Jamais de mémoire d’homme n’y a-t-il eu si peu de vent au Mali. C’est à n’y rien comprendre et je sais que vous allez me refuser mon éolienne qui aurait été bien précieuse pour nos braves villageois” conclu le bon père. Ironie du sort, la facture pour l’instrument destiné à mesurer le vent s’élevait à cinq mille dollars, soit au même prix que la machine à utiliser le vent.
De toute façon, au cours de l’année, le CRC avait vendu tous ses droits sur la merveilleuse machine à une entreprise privée, une filiale de Bernard Lamarre, si ma mémoire m’est fidèle, et nous ne pouvions plus l’acheter qu’à des prix bien au delà de nos moyens. Qui a dit que le temps c’est de l’argent?
Le laboratoire de l’ECICA
Entre 1970 et 1976, nous avons eu un petit contingent d’enseignants au lycée technique de l’ECICA à Bamako. Nous y avions un prof de technique de construction, un autre de mécanique, et enfin un troisième d’électricité. C’était un petite équipe de modestes professeurs pleins de sens commun qui, eux aussi, espéraient faire la différence. Comme il n’y avait pas d’atelier pour loger les machines et donner un cours technique, et que le Mali n’avait pas de budget pour ce faire, les profs de l’ECICA ont pensé demander l’argent des matériaux à l’ACDI et proposé de construire eux-même l’atelier avec les élèves. Cela deviendrait en quelque sorte un projet pédagogique. Pour acheter le ciment, la tôle ondulée, les portes, fenêtres et les autres matériaux, soixante mille dollars suffiraient. Sur le budget de vingt millions, qui était alors l’enveloppe du Mali, on devrait bien trouver l’argent nécessaire.
Cette requête a suivi le même chemin que l’éolienne de Paul. Mario Malara le chargé de projet a demandé conseil à un ingénieur. Celui-ci a exigé de voir les plans détaillés avant de pouvoir porter un jugement réfléchi sur la valeur du projet. Un autre spécialiste a invoqué les risques encourus si jamais quelqu’un se blessait sur le site. “Et si jamais le toit croulait sous le poids du sable?… Et si, et si…”. Il y eu bien d’autres questions. Tant et si bien qu’un projet évalué à soixante mille dollars a gonflé, gonflé et atteint des sommets astronomiques, injustifiés économiquement, d’autant plus que deux ans plus tard nous décidions de retirer graduellement nos profs de l’ECICA.
Il y des jours où je me demande comment nous aurions pu faire la différence.
Les petits rats envahissent le Sénégal
Dans les années qui ont suivi la grande sécheresse de 1973 on a vu apparaître toutes sortes de phénomènes inédits et dévastateurs. La sécheresse avait détruit tout ce qui vit et respire, des humains jusqu’aux insectes. Mais les prédateurs sont plus lents à se reproduire que les rats, les insectes ou certaines espèces d’oiseaux. Sans leurs prédateurs naturels pour garder l’équilibre, la situation s’est dégradée alors que la pluie, elle s’était remise à tomber. On a ainsi vu successivement les rats, puis les oiseaux puis les criquets tour à tour rendre infernale la vie des populations sahéliennes. Les rats ont un extraordinaire instinct de survie. On a vu des mères charger leur nichée sur un fétu de paille, pousser celui-ci avec leur museau et nager d’une rive à l’autre du fleuve Sénégal. La nuit c’est par milliers qu’ils envahissaient les champs et creusaient la terre pour récolter les arachides qu’ils enterraient ça et là dans de petits trous. Il arrivait que les fermiers découvrent alors des caches remplies d’arachides en fort bon état: la récolte se trouvait ainsi faite. Nous en avions conclu qu’il s’agissait d’un projet à rat-du-sol…
Il fallait agir vite et bien. Vite, parce que la récolte en cours était menacée. Bien, par qu’il n’était pas question d’acheter les poisons habituels. En effet, nos rats se nourrissaient d’arachide qui contient beaucoup de vitamine K; celle-ci aide à la coagulation du sang. Mais les raticides vendus au Canada fonctionnent en provoquant une hémorragie interne qui tue le rat. Hélas, la diète d’arachide les immunisait contre les poisons conventionnels. On trouvait un poison efficace en Angleterre, mais il aurait fallu demander une dispense spéciale pour acheter hors du Canada: le temps qu’il aurait fallu pour obtenir une telle permission, aurait été très long. Nul doute que la saison des récoltes aurait été terminé. Que faire alors?
La solution reposait au coeur du problème, pas à côté. C’est la leçon que j’avais apprise au collège Brébeuf et qui m’avait permis d’éviter une des sacro-saintes messes du pensionnat (voir « Comment on évite une messe » dans anecdotes Brébeuf). Il faut entrer dans le saint des saints, la tête bien haute comme si c’était tout naturel que nous y soyons. En 1974, sous la pression de l’urgence et des médias, le gouvernement du Canada avait une fois fait exception à ses règles. Pour ce faire, nous avions reçu l’accord du gouverneur général en conseil. Ce qui est à peu de choses près la plus formelle des autorités canadiennes. Du budget initial il demeurait un reliquat d’environ six cent mille dollars. Assez pour acheter pas mal de poison anglais et de l’expédier à nos paysans sénégalais. J’ai malheureusement oublié qui a rédigé la note officielle qui demandait au Gouverneur en conseil de consentir un amendement au texte original. Ce qui fut dit fut fait et en moins de deux, nous avions notre autorité de dépenser hors Canada.
Une question lancinante me turlupine encore aujourd’hui: “Est-ce que nous étions d’efficaces incompétents, comme dans l’anecdote qui concerne Mlle Gagné, ou étions-nous en train d’apprendre à devenir des bureaucrates débrouillards”.
Une partie de billard à $50 000
A compter de janvier 1975 je devins responsable du programme bilatéral au Sahel. A cette époque un directeur de programmes disposait de pouvoirs très étendus qui n’ont rien à voir avec « l’autorité d’obéissance » en cours actuellement. Les bureaux de consultants, principalement les firmes d’ingénieurs invitaient au restaurant les directeurs de programme afin de connaitre ce qui se préparait et qui pourraient leur valoir de riches contrats. En effet, à cette époque, les programmes bilatéraux étaient largement constitués d’importants travaux d’infrastructures: routes, barrages, ponts, écoles et centre de santé. Il y avait au Sahel la construction du plus long faisceau hertzien jamais construit, le Panaftel. On y construirait 54 relais de Dakar au Sénégal, au Mali, Burkina Faso, Niger et aboutissant au Bénin.
Si je l’avais voulu j’aurais mangé chaque midi dans les meilleurs restaurants d’Ottawa aux frais de ces firmes. Mais je n’aimais pas cette situation de dépendance d’autant plus que je n’avais aucun budget qui m’aurait permis de remettre la politesse et d’équilibrer les choses en quelques sortes. Je décidai donc d’aller jouer au snooker chaque midi et j’y mangeais un modeste chili con carne tout en poursuivant ma partie. Parfois je jouais avec un collègue, mais la plupart du temps je me pratiquais en solo. Quelques représentants de firmes plus astucieux décidèrent de m’y retrouver et de jouer une partie de snooker contre moi. On pariait le prix du repas, genre $1.85 en guise de stimulant. Bien entendu, on me laissait gagner ce qui m’ennuyait quelque peu.
Un jour Jean Gauvin, alors président de la firme Hydrogéo m’y retrouva avec l’intention de négocier les frais finaux du contrat de construction de puits au Niger.
Ouvrons donc une parenthèse qui permettra de comprendre l’enjeu de la partie. Au cours des années 60-70 le Sahel fut frappé d’une longue sècheresse qui dura 8 ans, décima les troupeaux et plus de 250,000 personnes perdirent la vie, faute d’eau et de vivres. En conséquence le programme du Sahel créé par Paul Gérin-Lajoie s’engagea dans la construction de routes de désertes afin de secourir les populations éloignées et un projet de construction de 64 puits dits « d’urgences » fut lancé sur les chapeaux de roues. Un contrat fut accordé à la firme Hydrogéo et afin d’inciter celle-ci à tout faire le plus vite possible (il était question de sauver des vies) le contrat fut structuré de manière unique. On ne rembourserait que les frais encourus mais sans la marge traditionnelle de profit si que les 50 premiers puits n’étaient pas construits dans l’année. Dans le cas contraire on bénéfice exceptionnel de $1000 par puits creusé serait alors accordé. La firme s’engagea avec diligence, malheureusement le train qui transportait les deux foreuses canadiennes dérailla au nord du Bénin. Néanmoins l’équipe d’Hydrogéo fit du mieux qu’elle pu. On cannibalisa les foreuses pour en reconstruire une avec laquelle on engagea les travaux pendant qu’une autre foreuse était acheminée du Canada. Ceci entraina un retard, bien entendu et la firme aurait du terminer son contrat sans aucun profit malgré tout le bon travail accompli. Je du retourner au Conseil du Trésor (CT) pour expliquer les fondements de cette histoire, réclamer un léger dépassement de couts consécutifs à cet accident et faire agréer une modification concernant l’échéancier afin de nous permettre de payer le bénéfice promis de $1000 par puits. Ce qui fut fait.
Mais l’histoire ne se termine pas là. Le travail était terminé depuis plusieurs mois quand le président du Niger décréta des augmentations de salaires statutaires et «rétroactives». Comme Hydrogéo avait d’autres contrats en cours au Niger la firme fut obligée de se conformer au décret et paya ce qui était du à ses employés. Ceci entraina des frais supplémentaire de près de $50,000 que la firme nous réclama. Il n’y avait plus d’argent dans le budget approuvé par le CT sinon un $25,000 habituel. J’offris donc ce forfait de 25 milles dollars en guise de paiement. Jean Gauvin nous envoya une lettre d’avocats (la firme Colas, une des plus chérante de Montréal) à laquelle nous répondîmes promptement en répétant formellement notre offre. C’est à ce moment que Jean Gauvin se retrouva au Snooker Century Club (angle Spark street et Bank) pour négocier d’un arrangement final avec moi. Il m’expliqua que Bernard Lamarre président du groupe Lamarre (plus tard affilié à SNC) lui demandait une explication chaque semaine en se demandant si l’ACDI serait mécontente du travail accompli. De mon côté je lui expliquai que retourner au Conseil du Trésor me prendrait un temps fou ce dont je manquais sans négliger que le risque demeurait que le CT . Je proposai alors le pari suivant. S’il gagnait la partie de snooker, je prendrais le temps d’aller chercher le budget; si au contraire je gagnais, alors il accepterait un forfait de $25,000. J’écrirais une lettre expliquant les circonstances et disant notre entière satisfaction du travail accompli.
Je savais que Jean Gauvin se forcerait de jouer au mieux ce jour là…. J’ai gagné, ce qui m’a permis de me vanter d’avoir un jour joué une partie «de $50,000».
Les “Twin-otter” du Sénégal, ou comment nous sommes devenus des ronds-de-cuir
En septembre 1972, j’ai été posté à Dakar, représentant de l’ACDI pour ce pays, mais aussi pour le Mali, la Mauritanie et la Guinée. Un des projets en cours constituait à fournir deux avions adac (avions à décollage et attérissage courts), des Twin-otter, afin d’aider Air Sénégal dans son travail de désenclavement des régions isolées du pays. Ces avions étaient tout particulièrement adaptés aux circonstances du Sénégal: entre la Noël et fin avril, ils permettaient de générer de solides revenus à cette entreprise d’état en transportant les touristes pressés d’aller se faire dorer les côtelettes à Cap Skiring, au sud du pays. Pour le reste, ces avions étaient en mesure d’utiliser les courtes pistes des régions excentriques afin d’évacuer les grands malades ou désenclaver des régions isolées. Leur capacité d’atterrissage sur courtes pistes économisait la construction de coûteuses infrastructures.
Dès mon arrivée, je visitai tous les projets de l’ACDI et ne manquai pas de noter que le planning affiché dans les bureaux d’Air Sénégal prévoyait les heures de départs et d’arrivées de décembre à avril pour nos deux Twins. Le directeur m’avoua que la firme n’avait plus d’appareil disponible pour remplir ses obligations lors de la saison touristique. Hélas, un conseiller de l’ACDI, au caractère intempestif, avait pris le projet en grogne et s’y opposait, insistant pour qu’on refasse l’étude de faisabilité. L’équipe de projet avait prévu acquérir deux Twins devenus disponibles par l’abandon d’une commande. Si nous n’achetions pas ces deux avions, il faudrait alors attendre un an en fonction des délais de production de la compagnie De Havilland . Lorsque j’en avisai le directeur d’Air Sénégal, il ne pu s’empècher de manifester son agacement face à la lenteur de la coopération canadienne. A l’origine, il avait prévu acquérir des avions que la coopération française se faisait fort de lui fournir. C’était la « politique » sénégalaise qui l’avait forcé à capitaliser plutôt sur l’aide de l’ACDI.
M. Lavigueur, l’expert technique de l’équipe de projet savait qu’un DC-3 en parfait état de vol était disponible pour une vingtaine de millers de dollars en Floride. Cet avion pourrait être acheté en deux temps trois mouvement et arriver bien avant la Noël à Dakar pour la saison touristique. La loi sur les marchés de l’État autorisait un ministère à passer un contrat de $25000 sans appel d’offre et sans référence au conseil du trésor (ce règlement existe toujours et n’a jamais été amendé depuis). L’opération était donc parfaitement faisable en vertu des lois existantes.
Après voir consulté les autorités sénégalaises, j’en fis donc la demande expresse vers la mi-octobre. Tout cela me semblait remplie de “gros bon sens” et conforme au mandat de l’Agence. A cette époque, nous croyons tous que notre mission consistait d’abord et avant tout à aider le pays en voie de développement dans la mesure où l’on se conformait aux lois et qu’on ne prenait pas de risque inutile.
L’équipe d’Ottawa, dirigée par Jean Beaubien engagea donc les procédures d’urgence pour satisfaire les besoins immédiats du Sénégal et ne pas appauvrir la société d’état que nous avions mission d’aider. Hélas, le conseiller grognon qui mettait des bâtons dans les roues du projet, mis aussi des bâtons dans les roues de la solution de rechange destinée à contrecarrer les délais qu’il avait construit. Tant et si bien que le DC-3 n’arriva au Sénégal qu’en avril 1973. Entretemps, c’est la France qui avait tiré Air Sénégal du pétrin dans lequel nous l’avions malencontreusement enfoncé. Rendu inutile, l’avion demeura donc sur la piste jusqu’à ce que l’ACDI l’affecte à un autre projet.
Avant d’être posté à Dakar, j’avais travaillé dans une ONG, le CUSO/SUCO. Mon expérience professionnelle était donc baignée dans l’idée d’efficacité et de productivité. Il importait de ne jamais « s’enfarger les pieds dans les fleurs du tapis ». La lenteur de l’Agence me scandalisait profondément; aussi, lorsque quatre ans plus tard, je fut mis en charge d’un programme, le Sahel, j’étais déterminé à faire mieux et à ne laisser ni les « procédures » ni les « grognons » nuire aux intérêts de ceux que j’identifiais comme « le vrai client ». L’équipe qui dirigeait le programme en 1972 n’était pas arrivée à réaliser une opération simple en moins de 6 mois entre la demande et la réalisation du projet. Ne pouvait-on pas faire mieux? Bien entendu, j’en étais persuadé.
Sous la pression de l’expérience, des évaluations, des remarques de l’auditeur général du Canada et des médias, l’Agence devenait de plus en plus efficiente. Des formulaires balisaient la rédaction de mémoire d’approbation de projet; des étapes de vérification de la conformité aux normes, aux règles s’étaient substituées au dangereux « gros bon sens » qui guidait les gestionnaires dans les débuts de l’ACDI. En 1976, une équipe d’expert mis en image un sommaire des étapes nécessaires au premier déboursé sur le terrain. Tout ça était dessiné sur une longue succession de feuilles de « blue print » qui était collé sur un long corridor de l’édifice Jackson à Ottawa. On y apprenait qu’en moyenne, il fallait au minimum 14 mois entre la demande et cette importante première étape de réalisation d’un projet. Mes camarades et moi déambulions devant cette description du processus, catastrophés, esbaudis, et presque honteux devant cette lenteur qui était devenu nôtre. Un projet prenait 14 mois à se mettre en route et il fallait en moyenne 5 ans pour le mener à terme. En somme, il fallait attendre plus de 6 ans pour qu’un projet commence à exercer son influence économique, sociale sur la société qui en avait fait la demande expresse. Constituait-il encore une réponse adéquate aux problèmes de l’heure?
Cette question n’a cessé de me turlupiner pendant de nombreuses années. De retour de Paris en 1993, je posai à nouveau la question : « qu’elle est la longueur moyenne du temps requis entre la demande et le premier déboursé ?» … 54 mois me répondit-on …!!! Si on ajoute les 60 mois nécessaires à sa mise en œuvre, le requérant doit donc attendre 114 mois, 9.5 ans, pour commencer à apprécier les bons résultats de l’aide canadienne…!?
Je convins alors que nous étions enfin devenus des fonctionnaires compétents et que nous n’avions plus rien à envier aux autres colosses de la fonction publique. Je quittai l’Agence pour le CRDI.
Une geisha à Séoul
En février 1981, j’entrepris mon premier vrai voyage autour du monde afin de visiter “ma paroisse”. A l’époque j’étais administrateur au Fonds Africain pour le Développement (FAD) à la Banque Africaine de Développement. J’y représentais le Canada, mais aussi la Corée, le Koweït et le Brésil.
Je m’envolai d’abord vers Ottawa, puis Vancouver-Tokyo et Séoul où je passai une semaine. Les gens des Affaires Etrangères ont parfois l’impression que les fonctionnaires des autres ministères sont de piètres diplomates qu’il vaut mieux ne pas laisser seuls dans la nature: ils risquent de faire des gaffes. Ainsi, un collègue de l’ambassade me fut assigné pour toute la durée de mon séjour: il ne me laissa pas un moment seul. Il assista à tous mes rendez-vous, même les rencontres de moindre importance. J’ai eu droit aux dîners de cérémonie, au concert traditionnel de danses coréennes, où de mignonnes poupées enveloppées de soie rose ou jaune font tourner des ombrelles au dessus de leurs têtes. Je dégustai du Kimchi, une recette de chou mariné avec beaucoup de piment et préférablement noyé dans l’ail.
Mes hôtes coréens me firent parcourir leur pays. Ainsi, je longeai la fameuse frontière entre le sud et le nord, frontière qui encore aujourd’hui demeure un point chaud du globe. Je visitai Pusan, où l’on fabrique les voitures Hyunday. Je visitai aussi un monastère célèbre et un non moins célèbre Bouddha. Au dernier soir de mon séjour, nous avons été invités dans un restaurant traditionnel: un party “kisang”. Il s’agit de la version coréenne d’une soirée qui est animée par des “geishas”.
Les Coréens sont des gens qui pensent à tout. Avant mon départ d’Abidjan, le représentant de leur ambassade s’était entretenu avec moi pour connaître mes goûts et mes besoins. Entre autres, il m’avait quelque peu surpris en me demandant à brûle-pourpoint: “Do you want philandering?” Je n’étais pas trop certain de la signification de cette question, mais, d’un naturel un peu méfiant, je déclinai cette offre. En revenant au bureau ce jour-là, j’appris que je venais de dire que je ne souhaitais pas de “sexe”. Je n’ai aucune idée de ce qu’aurais été mon voyage en Corée si j’avais dit oui: il est possible que la présente anecdote aurait alors du être passée sous silence, par égard pour mon épouse.
Toujours est-il que nous nous retrouvons avec cinq fonctionnaires coréens, mon collègue de l’ambassade et moi, dans une des salles fermées et destinées à ce genre de party dans une auberge de Séoul. Assise à côté de chacun d’entre nous, se trouve une jeune fille, une “kisang-girl”, chargée de nous servir et de nous divertir par sa conversation complaisante, son chant mélodieux et sa danse. Elles sont revêtues, bien entendu, du kimono traditionnel.
Celle qui m’a été assignée est de sang mêlée: fille d’un soldat américain en garnison en Corée et d’une mère du cru, elle parle assez bien l’anglais. C’est probablement pour cela qu’on me l’a réservée. Elle s’affaire autour de moi, pige dans les plats les meilleurs morceaux, qu’elle dépose dans ma bouche du bout de ses délicates baguettes. Normalement elle allume les cigarettes de son hôte et les lui tend d’un geste empreint d’élégante courtoisie. Malheureusement pour elle, à cette époque, je roulais mes cigarettes avec du bon tabac hollandais. C’est la première fois qu’elle est confrontée à pareil défi: qu’à cela ne tienne, elle me demande de lui montrer comment faire. Après un ou deux essais infructueux, elle réussit à rouler à peu près convenablement une cigarette. Pour ne pas lui faire perdre la face, je la fume comme si c’était de la meilleure fabrication.
Au centre de la table, une gigantesque bouteille de whisky japonais “Suntori” trône comme chez grand-maman trônait un vase rempli de fleurs d’hydrangées. Tout à coup, le plus haut gradé de nos hôtes, un gros canon du ministère des Finances, remplit mon verre et se lance dans un discours courtois. “Kampaï!” Nous vidons nos verres en signe d’amitié. Ma compagne m’explique que je devrai bientôt lui rendre la politesse et boire à sa santé: ce que je fais comme un bon élève. Puis, le second violon du ministère des Finances me regarde d’un regard complice, remplit mon verre et m’entraîne à nouveau dans ce petit rituel éthylique. Je ne suis pas grand mathématicien, mais j’ai immédiatement compris qu’étant le personnage d’honneur, je suis au centre de cette étoile qui orbite autour de la bouteille de “Suntori”, car tous vont à leur tour devoir me saluer. Je vais sortir de là, saoul comme une botte.
Je consulte mon experte sur les coutumes locales qui m’informe qu’il est normal de se laisser aller dans pareilles circonstances. J’ai déjà lu cela quelque part, mais je n’ai vraiment pas envie de sortir du restaurant à quatre pattes, peut-être même en vomissant. J’ai appris de mes nombreux voyages, que même les coutumes les plus ancrées ont toujours une porte de sortie. Si à Rome il faut faire comme les Romains, je sais que, même à Rome, il y a des gens qui n’aiment pas les pâtes et qui n’en mangent pas.
Elle m’avise alors des nombreux petits trucs pour réduire le volume d’alcool ingurgité, dont le plus important c’est que je peux lui demander de boire à ma place: c’est d’ailleurs de cette manière qu’elle sera autorisée à boire un peu au cours de la soirée. Ceci me donne une idée. Je lui explique que dans mon pays, le chef de délégation – moi, en l’occurrence, – perd la face s’il quitte la salle éméché. Toutefois, nos coutumes prévoient que le second de la mission, mon bon ami de l’ambassade, peut recevoir tous les toasts en mon nom. En quelques phrases lapidaires et coréennes, elle explique nos coutumes à nos hôtes.
Ce soir-là, mon collègue est sorti du restaurant complètement ivre. Il tenait le sous-ministre par le cou et lui déclamait d’une voix empâtée combien lui et ses compagnons lui paraissaient sympathiques et comment il était ému par leur gentillesse.
Je m’en suis retourné bien sobre à mon hôtel où je me suis endormi avec un sourire satisfait et un tantinet complaisant sur les lèvres en admirant l’adage ghanéen “Owou tese abofra”.
Le sous-ministre des finances de Chine flatule
Dernièrement, j’ai lu dans le journal qu’un chercheur américain, quelque peu excentrique, dirige depuis vingt ans un programme de recherches approfondies sur la flatulence. Après toutes ces années de labeur, il aurait établi que les hommes flatulent plus souvent en moyenne que les femmes, mais que l’odeur des émanations de ces dernières est généralement plus olfactive. – J’imagine les heures délicieuses de recherches et de débats passionnés, passées à définir les “critères objectifs de performance” en ce domaine.
Ces découvertes sont en soi fort croustillantes : elles justifient un peu la sagesse d’un de mes anciens camarades de collège, Jean-Yves Gourd, un fin psychologue des rapports homme-femme, qui pontifiait d’une manière grave : “On ne doit jamais péter devant une femme. Parce qu’après, les femmes n’ont plus de retenue, elles pètent devant vous et,… un pet de femme, cela pue terriblement !” Le chercheur américain aurait aussi établi que les humains laissent partir en moyenne dix gaz par jour ; ceci comprend donc les pets (selon Monsieur Larousse : gaz intestinal qui sort de l’anus avec bruit) et les vesses (selon Madame Larousse : émission de gaz fétides, faite sans bruit par l’anus).
La portée sociale, voire les conséquences politiques, des fruits de cette recherche sont d’une grande envergure. Il me semble inquiétant de noter la censure généralisée qui s’exerce sur ce phénomène aussi naturel que récurrent. En somme, en se basant sur vingt ans de travaux scientifiques, on sait dorénavant que l’on flatule plus souvent qu’on dort, qu’on baise, qu’on mange. On peut tirer une autre conclusion de ce répertoire truculent : en vertu des lois de la moyenne, – qui, comme chacun le sait, sont imparables et incontournables -, bien des gens connus et respectés, flatulent secrètement, dans le non-dit. Ce n’est donc plus une calomnie, mais tout au plus une médisance, que d’affirmer que le Pape Jean-Paul II flatule, probablement dix fois par jour, comme tout le monde et au moins une fois par semaine, tout en disant la messe, comme le père “l’Autruche” dont j’ai parlé dans « Anecdotes de Brébeuf ». Et que dire de cette bonne Élisabeth-la-Seconde, reine d’Angleterre et du Canada ? Selon les fins calculs de ce docte médecin-chercheur, elle vesse tout autant que le Duc d’Édimbourg pète. Une seule question de bienséance demeure alors : – qu’est-ce qui se dit à Buckingham Palace le matin, quand Monsieur s’éveille d’un coup de canon viril pendant que Madame s’enfonce dans une vesse sournoise et fétide?
Pourquoi me direz-vous cette tirade sur le pet? Qu’est-ce que cela a à voir avec la coopération internationale, avec la diplomatie ? Voici donc mon historiette, comme toujours en tout point authentique.
En 1985, j’héritai du titre ronflant de “Deputy Vice-President” de la Direction Générale de l’Asie à l’ACDI. Les diverses délégations chinoises qui venaient occasionnellement à Ottawa s’attendaient à être reçues par de hauts fonctionnaires d’un rang au moins égal à celui de leur chef de délégation. Malheureusement pour l’amour-propre chinois, la carrière d’un mandarin fédéral à Ottawa est d’abord et avant tout déterminée par sa participation aux importantes réunions et activités qui se déroulent au sein de la fonction publique. Il y a toujours de nombreuses réunions entre fonctionnaires du ministère, voire des réunions inter-ministérielles. En conséquence, le vice-président en titre s’esquivait de ces corvées protocolaires et j’étais alors désigné de service à chaque fois qu’une délégation chinoise se pointait le bout du nez.
Un jour, le plus haut gradé de tous les mandarins chinois, le sous-ministre du tout-puissant ministère des finances, se pointe le nez à son tour à Ottawa, histoire de voir comment les choses s’y passent. Pendant deux ou trois jours, j’ai donc été de corvée. Les Affaires Étrangères reçurent à déjeuner (je le dis comme on le dit en France) cette importante délégation chinoise dans une des salles très chic du neuvième étage de l’édifice Pearson. Il s’y produisit d’ailleurs un incident plutôt amusant et peu caractéristique, je dois l’avouer, du souci méticuleux des fonctionnaires du ministère qui aiment par dessus tout traiter leurs hôtes en regard de leurs us et coutumes. Le chef servit, ce midi-là, un superbe rôti de boeuf bien saignant. Notre dignitaire chinois, dégoûté par cette viande rouge, dit deux mots à l’oreille de son ambassadeur qui, à son tour, alerte le responsable du ministère. Un garçon de table bien stylé accourt aussitôt et enlève prestement la répugnante assiette pour la remplacer quelques minutes plus tard par… une assiette remplie de fromages français au lait cru, caractérisés par une odeur persistante de chaussettes de laine mouillées. Le sous-ministre demeure impassible – comme tout bon mandarin de l’Empire Céleste – et repousse discrètement son assiette sans piper mot. Mes collègues de l’ACDI ne manquèrent pas de noter l’impair qu’on attribua, bien entendu, à la privatisation récente du restaurant du ministère, une initiative du gouvernement conservateur de l’époque, destinée à réduire les coûts de la diplomatie.
En après-midi, nous nous dirigeons tous à l’ACDI où mon personnage de “Deputy-Vice-President” m’entraîne à faire semblant de diriger la délégation canadienne pendant la réunion finale, dite “réunion de synthèse”. Ce rituel protocolaire se déroule dans la salle de la présidente, et les représentants de chaque délégation sont assis de part et d’autre d’une grande table de bois acajou. En réalité, mon collègue et néanmoins ami Al Smith dirige subtilement tout ce débat ; je me contente d’opiner sagement de la tête lorsque cela semble opportun et à propos.Le sous-ministre des finances, de son côté, fait à peu près la même chose, quoique pour sa part, il conserve tout au long de la rencontre, l’air insondable de Fu Man Chu. De toute évidence, les enjeux de cette petite cérémonie sont d’une importance insignifiante par rapport aux décisions complexes et pondéreuses qu’il a l’habitude de trancher à Beijing. Tout à coup j’entends un petit “prout”, discret certes, mais tout à fait distinct, suivi trente secondes plus tard d’une autre petite secousse, tout à fait identique. Je songe alors que l’expression juste et à propos c’est : “je n’en crois pas mes oreilles ! Qui ose péter en ce cénacle ?” Mine de rien, ou mine de matou sournois, je penche la tête à gauche, puis à droite afin d’identifier la source de ce bruit incongru qui revient avec la régularité d’un pendule à peu près toutes les demi-minutes. C’est à peine si mon ouïe attentive enregistre d’occasionnelles nuances : “prout-prout ou prout”. Mon vis-à-vis chinois demeure imperturbable et sirote sans mot dire son thé vert que lui renouvelle Elisabeth Racicot.
Progressivement, surmontant mon incrédulité, et grâce à un savant exercice de triangulation, j’arrive à identifier la source du bruit : c’est l’auguste Fu Man Chu qui laisse aller ses petits pets bien ronds, comme un mouton qui crotte dans le pré. Tout l’après-midi, et jusqu’à la suspension des travaux, le sous-ministre continuera son petit manège. S’il lui semble aisé de conserver un visage impassible, eu égard à sa chinoise nature, j’ai de mon côté toute la misère du monde à ne pas pouffer de rire aux moments les plus incongrus. Je me suis alors découvert un immense talent de duplicité et de maîtrise de soi. Ma capacité à contrôler mon hilarité ce jour-là a fait la preuve que j’étais devenu l’égal du maître Fu Man Chu lui-même.
Sur le plan scientifique – après tout, cette anecdote prend son envol sur des observations érudites, je me suis longtemps demandé si c’était le fromage qu’il n’aurait pas digéré ( ! ) et qui le faisait flatuler de la sorte, ou alors, est-ce que notre mandarin donnait une leçon de diplomatie à ses hôtes canadiens. Qui sait ! Les Chinois auraient peut-être eu vent de la sagacité paysanne de mon oncle Euclide. (Voir à ce propos « Anecdotes de Jarrets-noirs).
La leçon de choses du président Abdou Diouf
En 1969 j’ai étudié les choses du développement à l’Institut de Coopération Internationale (ICI) de l’université d’Ottawa. Mon cousin Louis Sabourin a fondé ce programme à la fin des années soixante, mais l’ICI a été démantelé quelques années plus tard. C’est dommage, car on y apprenait beaucoup. Il y avait trois programmes dont les deux premiers, le SECOM et le PACOM étaient destinés à former des administrateurs en provenance de la Francophonie. Au Prodev, on entendait former de futurs experts et gestionnaires canadiens dans le domaine du développement international. Cette année-là a été une des plus belles de toutes mes années d’études: j’y ai beaucoup appris parce qu’on nous y offrait une panoplie d’invités de toutes provenances. Nous avions aussi l’opportunité de discuter des problèmes avec nos collègues africains dont la plupart étaient déjà des cadres au sein de leurs administrations respectives. J’y ai lié des amitiés qui durent encore aujourd’hui. C’était une espèce d’auberge espagnole: chacun y prenait ou y donnait comme il l’entendait.
Un jour, un professeur invité, M. Vellas de l’Institut des études internationale de Toulouse, nous explique: “Il ne faut jamais développer un lieu et donner ainsi de la valeur à une terre ou à une ressource naturelle, sans avoir au préalable bien défini les droits de propriété. La séquence inverse, engendre des conflits généralement insolubles”. J’enregistre cela en mémoire parce que cette maxime me semble empreinte de bon sens.
Cela paraît simple comme bonjour, et pourtant…! Le respect des séquences demeure une règle d’action trop souvent occultée par les experts du développement. Les agences officielles, tout autant que les ONG, qui exportent leur savoir aux peuples du tiers monde ont une attitude volontariste face aux changements; ils sont pressés d’atteindre des résultats et forcent les choses par l’usage de l’argent ou de la technologie; bien souvent, ils s’appuient sur la conviction qu’ils représentent une société dont la “supériorité” est évidente, pour imposer leurs conditions. Voyons donc voir ce que la longue vie et les histoires à tiroirs ont fini par m’apprendre dans ce domaine.
Le danger d’une intervention extérieure, qu’elle soit généreuse dans ses intentions comme celles de l’aide, ou motivée par des intérêts commerciaux, c’est évidemment d’engendrer indirectement des conflits qui étaient maîtrisés auparavant. Voilà la leçon d’histoire que Monsieur Vellas partageait avec nous ce jour-là.
Or donc, en 1972, je suis posté à Dakar, Premier secrétaire (Développement) chargé des programmes d’aide de l’ACDI au Sénégal, au Mali, en Mauritanie et en Guinée. Cette année là, la sécheresse frappe dur et les populations sahéliennes souffrent de la famine. On découvrira plus tard qu’au moins un quart de million de personnes sont mortes de faim entre 72 et 74. Les diplomates de l’aide qui servent au Sahel en sont vivement émus. Sous le leadership d’un expert en économie agricole d’USAID, quelques-uns d’entre nous tentons de mesurer l’ampleur des dégâts: à l’occasion de visite de terrains nous comptons les vaches mortes sur le bord des pistes et des routes du Sénégal. Notre ami américain inscrit nos chiffres dans un modèle mathématique afin d’estimer le taux de mortalité du cheptel et d’induire les dégâts sur la population humaine. Ces informations pourront, espère-t-il, convaincre son administration d’apporter aide et soutien aux victimes de cette catastrophe. En effet, nos collègues à Washington et à Ottawa sont sceptiques et pensent que les informations en provenance de Dakar sont indûment alarmistes. “C’est un autre truc pour avoir de l’aide alimentaire!” disent certains. Je lui apporte mon concours, car je pense que si les Américains s’engagent, alors les Canadiens suivront.
Un jour de mars 73, au cours d’une visite dans le tout petit dispensaire de Babak, tout près de Thiès, j’assiste à un événement tragique. Une jeune mère Peuhle, affamée et déshydratée, pénètre en titubant dans l’enceinte du dispensaire. Elle marche depuis trois jours en portant son bébé à l’africaine, ficelé sur son dos. Alors qu’elle est étendue sur un grabat de la salle d’attente, j’observe ses pieds: ils sont parcheminés, striés, raides et j’ai l’impression que chaque mille parcouru y a laissé sa trace de poussière et de sable. Elle a bien tenté d’allaiter son bébé, mais ses seins eux aussi, sont asséchés: ils ne produisent plus de lait. “De toute façon,” me dit la soeur, “l’enfant aurait été trop faible pour téter”. L’enfant est mort déjà depuis au moins 24 heures quand elle parvient au dispensaire. Malgré tout, elle espère, contre toute logique, que les soeurs connaissent un remède miracle qui pourra sauver son marmot. La pugnacité de cette femme, à laquelle se mêle une grande résignation, son chagrin et sa dignité muette m’ont marqué à tout jamais.
Depuis ce jour, je n’ai plus jamais cru que mon métier en était un de pousse-papier. Lorsque les enjeux d’une décision étaient confus et qu’il me fallait trancher entre des théories et des intérêts contradictoires, je me disais dans mon for intérieur: “En fin de parcours, quelle décision permettra peut-être de sauver l’enfant de ma petite Peuhle?”
Mais je m’égare, revenons à mon propos.Un matin de janvier 73, un des économistes canadiens placés auprès du ministère du plan de Mauritanie par le PNUD vient me voir à l’ambassade. Il recherche le financement pour la construction de petits barrages sur un des affluents du fleuve Sénégal, la rivière Tilkane. Cette mesure toute simple et relativement peu coûteuse pourrait permettre d’augmenter les récoltes. Toutefois, la leçon de Vellas me revient en mémoire et dans le corridor de l’ambassade je lui communique mes doutes: “Qu’est-ce que cela donnerait de développer cette région tant et aussi longtemps que les problèmes de droits fonciers ne sont pas résolus. Les nomades croient que ces terres leur appartiennent, alors qu’arrivera-t-il par la suite aux habitants?”
Il me faut expliquer que les rives du fleuve Sénégal étaient alors peuplées de familles d’origine sénégalaise qui y vivaient depuis des décennies, voire des siècles. Elles arrivaient à arracher leur maigre subsistance d’une agriculture incertaine, dominée par le climat désertique de la région. Les crues du fleuve permettaient d’y cultiver un peu de céréales et quelques légumes. Les Mauritaniens sont des Maures: ce sont les fiers descendants de ceux qui ont fait trembler Charles Martel et le preux chevalier Roland; selon leur point de vue de nomade, ces terres leur appartiennent. Ce n’est pas le même oeil que projettent sur le sol, le sédentaire et le nomade. Cette divergence est fondamentale dans plusieurs des conflits qui hantent l’Afrique et tout particulièrement la Corne de l’Afrique. Mais encore une fois, j’éparpille mon histoire. Mon ami économiste repart donc vers Nouakchott sans insister: il pense sans doute qu’il va trouver ailleurs le financement pour ses petits barrages. De mon côté, je range ce souvenir dans le fin fond de ma mémoire et j’avoue que je n’y ai plus repensé pendant de nombreuses années.
En 1977, Léopold Senghor, président du Sénégal, Moktar Ould Dadah, président de la Mauritanie et Alioune Blondin Beye, le représentant de Moussa Traore, alors président du Mali, viennent à Ottawa pour boucler le financement de deux grands barrages sur le Fleuve Sénégal. Il y a d’abord la digue de Diama qui sert à empêcher la marée de remonter le fleuve Sénégal et de saler les terres basses. Cette digue permettra de cultiver les rives du fleuve tant du côté sénégalais que mauritanien. Un autre barrage, construit plus en amont, à Manantali sur la frontière du Mali et du Sénégal, permettra de générer de l’électricité, d’irriguer des terres arides et de réguler la navigation sur le fleuve. Ce programme est un des plus grands projets qui sera mis en oeuvre par la communauté internationale en Afrique de l’Ouest. Tout ce vaste et ambitieux programme est géré depuis vingt ans par l’Organisation de Mise en Valeur du fleuve Sénégal (OMVS). Devant la demande insistante des chefs d’Etats, le gouvernement du Canada décide alors de participer au financement de la construction du barrage de Manantali; et ce, malgré que les fonctionnaires de l’ACDI aient refusé à de nombreuses reprises auparavant de s’y engager. A tort ou à raison, peu importe aujourd’hui, nous croyions préférable et prudent d’investir l’argent de l’ACDI pour l’amélioration de la navigation fluviale.
Voici donc encore une fois, une de ces histoires à tiroirs multiples.
Vingt ans plus tard, le 27 octobre 1994, le Gouvernement du Sénégal m’accordait une décoration, – et oui, je suis dorénavant commandeur de l’Ordre National du Lion. Maman qui aime bien l’imagerie zodiaque trouve que d’être lion, c’est mieux que d’être mouton (elle veut dire bélier) ou vierge, surtout à mon âge. A l’occasion de la cérémonie protocolaire, je rencontre le Président Abdou Diouf en audience privée. A cette époque je suis chargé de préparer un papier de fond sur la prévention des conflits en Afrique; je profite donc de l’occasion pour lui demander son avis sur le rôle des aides en ce domaine: “Avons-nous réussi un jour à vous aider à prévenir un conflit, Monsieur le Président?” “C’est intéressant que vous me posiez cette question, monsieur Guilmette,” me répond-il avec conviction, “nul doute que vous connaissez la situation d’extrême tension qui a marqué nos rapports avec la Mauritanie il y a quelques années.”
Je me rappelle fort bien de ce conflit, en effet. Pour raconter archi-simplement une histoire compliquée, je vais résumer les choses de la manière suivante. Le barrage que les aides ont construit à Diama entraîne d’heureux effets: sur des terres autrefois incultes on récolte un riz bien précieux. Un bon matin, le président de Mauritanie décrète que tous ceux qui veulent s’y installer légalement, n’ont qu’à se présenter au ministère. Dès le lendemain, les habitants de Nouakchott font la queue et on leur attribue officiellement la propriété de ces belles et bonnes terres.
Hélas, quand les nouveaux propriétaires se présentent sur ce qu’ils considèrent leur bien, ils sont confrontés aux squatters d’origine sénégalaise qui y sont déjà bien installés, quelquefois de “temps immémoriaux”. Un méchant conflit ethnique se déclare alors et se répand dans tout le pays. Le gouvernement mauritanien décide alors d’expulser “manu militari” tous les citoyens d’origine sénégalaise, même ceux dont les ancêtres y vivent depuis plusieurs générations. Bien entendu, la population sénégalaise réagit et chasse à son tour les quelque deux cent mille mauritaniens qui vivent au Sénégal. Une situation de guerre ouverte est imminente.
“Si, avec mon collègue, le président de la Mauritanie” enchaîne le Président Diouf, “nous avons réussi à maîtriser ce conflit, c’est grâce à vous, les donateurs. La situation politique de nos deux pays était si explosive que nous ne pouvions engager de négociations ouvertes. C’est donc l’OMVS que nous avons utilisée pour mener à bien nos négociations secrètes. Tous ces ministres et ces hauts fonctionnaires du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal qui y avaient oeuvré ensemble, avaient appris à se connaître et surtout, à se faire confiance. Cette confiance n’existait pas entre nos diplomates. C’est donc grâce à l’argent que vous avez mis dans cette institution, c’est grâce aux trois décennies de collaboration que vous avez financée que nous avons réussi à prévenir la guerre et à sauver bien des vies humaines.”
Parce que nous avions négligé les leçons de l’histoire, c’est notre argent qui a construit le problème. Mais c’est aussi ce même argent qui a construit la solution. Que voilà d’extraordinaires paradoxes. A chaque fois que je regarde un fleuve qui coule entre plusieurs nations, – le Dniepr, le Mékong ou le Jourdain, je me dis que voilà le lieu où l’histoire de l’Homme se fait et se défait.
Le Club du Sahel, une expérience unique
Une constellation d’étoiles dans le firmament politique international aura permis la mise au jour d’un contrat unique dans l’histoire de la coopération: “un contrat d’une génération” qui a uni sahéliens et donateurs au sein d’une infrastructure de communication hors norme, le Club du Sahel.
En voici la petite histoire, telle qu’elle m’a été racontée et telle que je l’ai vécue.
Les enjeux politiques
Au début des années 70, bien après la mort du Général de Gaulle, un dialogue nouveau s’est établi entre diplomates français et américains concernant l’Afrique. Ce renouveau dans les rapports d’amitié entre ces deux peuples faisait suite à de nombreuses années de tiraillements et de querelles conséquents au refus du Général de participer pleinement à l’OTAN. De leur côté, les fonctionnaires de USAID avaient dû se rendre à l’évidence qu’il leur faudrait dorénavant tenir mieux compte de la position dominante de la France en Afrique de l’Ouest et cesser de chercher à lui faire obstacle. Les experts américains étaient convaincus que les experts français avaient réussi à torpiller ainsi tous les projets de USAID dans cette région et que les échecs ne faisaient que succéder aux échecs.
Les Français, pour leur part, avaient aussi pu constater qu’un bon nombre de leurs initiatives avaient été minées par la solide présence américaine, tout particulièrement au Zaïre. De plus, les coûts nécessaires pour financer et assurer l’avenir de la région allaient en escaladant. La sécheresse qui frappait le Sahel, en particulier, détruisait bien des efforts passés et augmentait les coûts pour l’avenir. Les ressources financières françaises n’arrivaient plus à maintenir le profil de la France à l’échelle de l’Afrique.
Cette Afrique était d’ailleurs aux prises avec d’importants et dangereux conflits, notamment en Afrique portugaise et en Afrique australe. Dans ces deux sous-régions, les conflits internes risquaient de déstabiliser le Continent et de le précipiter dans les rets du Bloc de l’Est. La dimension géo-politique de l’oeuvre de coopération n’échappait à personne.
Henry Kissinger, alors Secrétaire d’État, souhaitait jouer un rôle de premier plan dans la résolution du conflit en Rhodésie. Mais pour espérer imposer la diplomatie américaine, il lui fallait d’abord démontrer d’une manière convaincante, aux yeux des leaders africains de l’époque, l’intérêt plus large des États-Unis pour cette région. Jusqu’alors, ce n’est que du bout des doigts que l’Amérique s’était investie en Afrique sub-saharienne.
Les médias américains avaient abondamment couvert la situation catastrophique des populations sahéliennes. De fait, on retrouvait pour la première fois des images vibrantes de la souffrance humaine qui contrastaient avec celles du Vietnam encore en guerre et qui établissaient un parallèle entre les deux. L’Amérique espérait y trouver une “rédemption égarée” autour de Hanoi. A l’instigation des médias, le Sénat américain improvisait en 1973 une législation qui dédiait deux cents millions de dollars à des actions de secours d’urgence. Ces budgets étaient en partie destinés à établir un pont entre l’aide alimentaire (comprenant des vivres mais aussi des médicaments) fournie au plus fort de l’urgence et le développement.
Mais un “pont” pour aller où, se demandaient les experts? Ainsi poussée dans le dos, USAID commanditera alors une importante étude par le fameux Massachusetts Institute of Technology. Cette étude devait établir le plan d’avenir de la région.
De son côté, le Canada – disons, plus précisément, le gouvernement fédéral – souhaite ardemment marquer des points en Afrique francophone et contrer les démarches souverainistes des administrations québécoises en cheville avec les diplomates français. On se rappellera qu’au milieu des années 60, la diplomatie gaulliste avait réussi à inciter plusieurs pays africains à accorder un statut “d’Etat souverain” aux délégations du Québec au sein de la Francophonie. Les experts canadiens à l’instar de leurs collègues américains avaient aussi goûté à la médecine de la coopération française. Les programmes d’aide à l’Afrique francophone n’aboutissaient pas et, quand une percée réussissait ici ou là, c’est avec les plus graves difficultés que les projets se mettaient en route. La Coopération canadienne avait trouvé la coopération française fort bien implantée, hostile et peu encline à partager son pré carré avec tous ses cousins d’Amérique.
En 1969, Pierre-Elliot Trudeau, alors au début de son premier mandat de Premier ministre, avait dépêché en Afrique francophone (Sénégal, Côte-d’ivoire, Niger, Cameroun) un envoyé extraordinaire et plénipotentiaire, Lionel Chevrier. Cette mission avait pleins pouvoirs pour prendre sur place des décisions engageant les budgets de l’aide canadienne dans ces pays. Les administrations africaines avaient fort bien su servir leurs intérêts à cette occasion et elles avaient réussi à faire financer par les Canadiens des projets qui pour une raison ou une autre ne trouvaient pas preneur en France. Malgré ce coup de force, au demeurant fort bien réussi, les progrès étaient lents.
Paul Gérin-Lajoie qui venait d’être nommé à la tête de l’ACDI, se faisait le champion du déblocage de l’aide canadienne dans cette partie du monde. En plus des considérants constitutionnels, le gouvernement du Canada espérait développer une politique étrangère qui lui serait spécifique. Un livre blanc venait d’être publié qui faisait grand état de l’exportation des meilleures valeurs canadiennes à l’échelle planétaire: le partage et la justice pour tous en constituaient un élément central. PGL, comme le surnommaient ses proches, était déterminé à incarner ces valeurs au sein de la Coopération. Ce faisant, il espérait donner le pouvoir aux Africains – une manière de retourner la monnaie de sa pièce à la diplomatie française.
D’autres acteurs inédits sur cette scène ont aussi fait leur apparition à ce moment, notamment les Coopérations néerlandaise et allemande. Poussées elles aussi par des motivations internes et par leurs médias, elles choisiront de s’investir alors dans cette région. Les Néerlandais souhaitaient tout particulièrement participer à l’affranchissement des gouvernements africains et de leurs populations. Tout en demeurant des acteurs responsables au sein de la nouvelle “fédération européenne”, ils souhaitaient insuffler à la coopération en Afrique un biais “à la base”, et détaché de la dépendance des anciens empires coloniaux.
Les gouvernements sahéliens francophones avaient encaissé un dur coup suite aux effets de la sécheresse. L’organisation sociale traditionnelle sahélienne s’approche, par certains points, des systèmes féodaux européens. A l’instar de ce système, le contrat social qui unit le dirigeant et ses administrés peut être rompu si celui-ci n’est pas en mesure d’assurer la survie de la population. Un bon chef traditionnel sait prévenir les coups et cache dans ses silos un peu de grain qu’il retournera aux villageois en période de disette. Les administrations sahéliennes n’avaient pas su faire bonne figure devant ce désastre et leurs populations s’inquiétaient. J’ai moi-même été témoin de vieux chefs villageois qui s’interrogeaient dans ces termes: “Comment se fait-il qu’à peine dix ans après avoir obtenu notre indépendance, nous devions compter sur votre aide? Vous, venant de si loin !”
Fins diplomates, les chefs d’Etat du Sahel ont vu l’intérêt tout autant que les dangers et la complexité de l’opportunité qui venait de s’ouvrir avec la sécheresse. Tout en ménageant la chèvre française, il leur serait sûrement possible de goûter au chou américain et de profiter aussi de ces nouvelles sources d’aide, toutes plus généreuses les unes que les autres. Ils créèrent donc, dès décembre 1973, le Comité Inter-états de Lutte contre la Sécheresse au Sahel, le CILSS. Cette nouvelle institution régionale regroupait le Cap-Vert, le Sénégal, la Gambie, la Mauritanie, le Mali, la Haute-Volta (maintenant le Burkina-Faso), le Niger et le Tchad; plus tard, la Guinée-Bissau s’y ajoutera. Un compendium de près de trois cents projets, rapidement sortis de tiroirs poussiéreux pour la circonstance, constituait une sorte de programme d’action destiné à engager et à fidéliser les nouveaux donateurs. Ce programme tournait autour des thèmes de sécurité alimentaire et de lutte contre la désertification. La responsabilité de sa mise en oeuvre fut alors confiée aux puissants ministres du développement rural des neuf pays membres.
Dans les coulisses, plusieurs acteurs s’agitaient. Qui allait assurer l’interface entre les administrations sahéliennes, encore mal équipées en experts, et les agences d’aide, soucieuses de s’assurer de la crédibilité du plan d’action et de la fiabilité de sa mise en oeuvre?
Ce trou dans le marché en intéressait plus d’un. C’était le cas notamment du bureau de l’UNSO, dirigé alors par Brad Morse. Mis sur pied dès le début de la sécheresse, le “United Nations Sahelian Office” devait au départ, assurer la coordination de l’aide des diverses institutions des Nations-Unies vers le Sahel. Brad Morse se proposait d’étendre son mandat pour assurer aussi la coordination de l’aide bilatérale destinée à cette région. Mais il ne disposait guère de l’appui des dirigeants africains. La France était, pour sa part, carrément opposée à l’idée de voir le PNUD se mêler de coordination de l’aide bilatérale en Afrique francophone.
Une complexe négociation s’engage
C’est à partir de cette donne complexe que bien des négociations et des tractations ont commencé. En voici quelques-unes. Je suis persuadé qu’il y en a eu bien d’autres que je ne connais pas.
▸ Les diplomates américains souhaitent ardemment trouver un terrain d’entente avec la France et changer le ton acrimonieux qui existait entre ces deux nations depuis de Gaulle. Une toile complexe de négociation quasi commerçante va donc être tissée pour permettre aux uns et aux autres de trouver leur intérêt.
▸ Pour satisfaire aux exigences françaises, USAID appuiera la candidature de Brad Morse à la tête du PNUD, à la condition expresse que celui-ci s’engage à ce que l’UNSO ne devienne jamais le coordinateur de l’aide au Sahel. (Plus tard, on changera le nom de cette direction: Sahel sera remplacé par Sub-Sahara et elle deviendra un instrument dédié à la promotion de l’environnement).
∙ Henry Kissinger de son côté va appuyer auprès du Congrès américain la création d’un programme d’aide au développement d’envergure et très flexible, c’est à dire sans aide liée.
∙ Maurice William, président à l’OCDE du Comité d’aide au développement, le CAD, proposera donc que l’OCDE devienne le gestionnaire du “Club des amis du Sahel”. Ceci permettra au CAD de s’investir pour la première fois dans la conception pratique des programmes d’aide et de tester sa capacité d’assurer la coordination entre ses membres.
∙ Les gouvernements sahéliens sont perplexes et craignent qu’un mécanisme de planification et de coordination dont ils ne feraient pas partie ne nuise à leur capacité de gérer leurs propres ressources. L’idée en apparence généreuse, d’un “Club des amis” est donc loin de rallier leur accord.
∙ Paul Gérin-Lajoie propose alors un amendement à la formule en déclarant: Oublions l’idée des “amis du Sahel” et qu’on ne parle plus dorénavant que du “Club du Sahel”; à ce regroupement informel seront associés, à part égale, donateurs et sahéliens. Bien appuyée par le représentant néerlandais, cette proposition fait l’unanimité. Les chefs d’Etats sahéliens voient donc dans cette nouvelle invention un moyen élégant de sauver la face et d’assurer leurs intérêts.
∙ Mais quelques-uns des membres de l’OCDE, notamment le ministre de la Coopération allemande, s’inquiète et se méfie: ce serait la première fois que des non-membres participeraient aux travaux de l’OCDE. Il craint leur immixtion dans ce cercle fermé. L’isolement du secrétariat du Club du Sahel deviendra donc une manière d’éviter leur entrée par la porte arrière. Malgré tout, la coopération allemande ne fera son entrée au secrétariat du Club qu’en 1993, et ce, malgré des appels répétés de la part des directeurs du Secrétariat et des partenaires principaux.
La mise en route et l’apprentissage
USAID installe au Sahel une partie importante de son infrastructure d’aide qu’elle avait mise en place au Vietnam. C’est ainsi que les bureaux de Nouakchott, Dakar, Bamako, Ouagadougou et Niamey se peuplent d’experts et d’administrateurs expérimentés, déterminés à faire bonne figure dans cette région et à faire oublier la sombre aventure vietnamienne. L’aide américaine y vivra des moments d’exceptionnelle générosité comme on pourra en juger plus tard lors de l’adoption de la Charte de l’Aide Alimentaire en 1990.
Pour leur part, les dirigeants sahéliens découvrent rapidement comment tirer profit de l’évidente bonne volonté, de la franchise, de l’énergie, et, à la limite, de l’activisme du personnel du secrétariat du Club. Quinze ans plus tard à Dakar, Joao da Silva Pereira, ancien ministre du développement rural et des pêches du Cap-Vert et représentant au Conseil du CILSS pendant près de quinze ans, expliquera comment les dirigeants sahéliens savent tirer parti de tout pour gouverner en évitant les conflits et en se servant des autres au besoin: “Ce n’est pas comme plusieurs le prétendent: nous n’avons jamais permis que le secrétariat du Club à Paris domine le secrétariat du CILSS à Ouagadougou. Nous avons toujours été conscients du rôle joué par Mme de Lattre et par Guilmette: nous nous en servions pour stimuler le CILSS et le faire avancer sans avoir à intervenir nous-même, ce qui n’aurait pas été sans causer des frictions politiques au sein de notre groupe”.
Les trois directeurs qui se sont succédé à la tête du Secrétariat du Club vont devenir tour à tour des intermédiaires et des interprètes du langage codé de l’aide étrangère au profit des dirigeants sahéliens. Ils seront appelés à parcourir la région afin d’expliquer les changements de mode, les nuances de tons et d’humeurs tels qu’ils apparaissent au fil de l’évolution politique au sein de la communauté de l’aide. Lorsque les choses iront mal au secrétariat du CILSS, ils expliqueront dans la plus grande discrétion aux chefs d’Etat sahéliens, les conséquences d’un affaissement du CILSS. En retour, ils feront part aux patrons des agences d’aide des difficultés ressenties par les administrations et les gouvernements africains face à une aide dont les diktats se font de plus en plus impérieux au cours de la décennie des ajustements structurels. La discrétion dans laquelle cette intermédiation se fera correspondra bien aux manières de faire et du non-dit traditionnel des sociétés sahéliennes.
La France va bien se prêter au jeu du Club, quoique la manière anglo-saxonne de régler les choses par précédents et d’une manière empirique et flexible en a confondu plus d’un. Les fonctionnaires de la rue Monsieur vont apprendre graduellement comment utiliser un tel instrument et en tirer parti pour partager avec d’autres leur savoir tout autant que pour profiter de points de vue inédits. En particulier, la confiance qui va graduellement s’installer entre les administrations sahéliennes et les agences va se refléter dans les rapports avec la France et avec les institutions de la francophonie.
A l’instar de USAID, la coopération canadienne manquait notoirement d’expertise sur cette région au début des années 70. Le Club est devenu un instrument pour accéder au savoir français d’une manière indirecte et politiquement acceptable. Par la suite, l’enceinte du Club permettra à ces deux agences ainsi qu’aux Néerlandais de faire partager leurs vues et les leçons qu’ils auront apprises en coopérant avec les Sahéliens. Les idées de décentralisation de l’administration publique ou encore la promotion du secteur privé, chères aux Canadiens et aux Américains ont pu ainsi s’exprimer et trouver un terrain d’expérimentation alors que la coopération française, venant d’une tradition d’Etat fort et centralisé arrivait mal à maîtriser de tels concepts.
Le dialogue qui s’est très tôt établi au sein du Club était exceptionnellement franc et paritaire, contrairement à la plupart des enceintes de discussions où le langage ampoulé occulte le véritable discours et où les bénéficiaires n’ont pas vraiment le loisir de soulever leurs plus intimes préoccupations.
La première réunion du Club à Ottawa en mai 1977, donna le ton. “Réformez et libéralisez vos politiques céréalières car elles ont un effet négatif sur la production,” dirent alors les donateurs. “Présentez-nous une argumentation bien étudiée et nous verrons,” rétorquèrent alors les dirigeants sahélien, “mais,” ajoutèrent-ils, “les réserves que vous imposez quand au financement des charges récurrentes (à l’époque la plupart des agences considéraient que ces charges devaient être financées uniquement par les bénéficiaires) constituent un handicap impossible à surmonter si nous voulons mettre en oeuvre l’énorme programme d’infrastructures nécessaire au redressement de la région.”
C’est ainsi que fut engagé le premier plan de travail conjoint du secrétariat du Club et du CILSS. Un économiste américain, Elliott Berg, soumit un rapport convaincant tout autant qu’accablant sur les politiques céréalières, et un professeur canadien, André Martens, formula pour la première fois en économie le cadre conceptuel concernant le problème des charges récurrentes et proposa un diagnostic inédit. Ces deux travaux engagèrent, bien avant la lettre, un véritable débat sur les ajustements de structure de production et de gouvernance qu’on apprendra plus tard à qualifier “d’ajustements structurels”.
Après vingt ans de coopération, à Banjul, une grande réunion internationale s’est penchée sur la pertinence et le succès du travail entrepris par les deux communautés en 1976. Force a été de constater alors que cette région avait réellement progressé et avait su éviter bien des écueils politiques et sociaux. L’aide y a été abondante, certes, mais les résultats sont d’abord et avant tout attribuables aux populations elles-mêmes dont les stratégies de survie auront permis d’assurer la sécurité alimentaire tout en construisant des villes de plus en plus actives.
Il me semble intéressant de noter le grand paradoxe dans cette histoire: sur le plan des enjeux géopolitiques, les nations sahéliennes étaient vraiment sans aucune importance en comparaison avec d’autres régions du globe qui ont été abondamment aidées, comme par exemple l’Égypte, le Pakistan ou Israël. C’est probablement ce qui les a sauvées d’une coopération qui se piège parfois dans le volontarisme, ou, pis encore, dans l’affairisme.
Un homme qui a tenté de m’assassiner ne trouvera jamais grâce à mes yeux.
Entre 1988 et 1993 j’étais directeur du Club du Sahel à l’OCDE et j’habitais Paris. En 1990, un successeur au secrétaire général du CILSS devait être nommé et un candidat tchadien se présentait; il s’agissait du ministre des finances. Les donateurs souhaitaient mon évaluation quand à ce choix; je devais donc me rendre à N’Djamena en septembre 89 avec Brah Mahamane à cette fin.
Cet été là, ma famille passait les vacances en Bretagne. De retour au travail en août, je suggérai à Brah d’avancer notre rendez-vous prévu le 18 septembre afin que je sois avec ma famille à son retour.
Le vol UTA-772, N’Djamena-Paris que j’aurais du prendre le 19 septembre explosa en plein vol au dessus du désert du Niger. On ne tarda pas à apprendre qu’il s’agissait d’un complot de Kadhafi. Le ministre des finances que j’avais rencontré quelques semaines auparavant était à bord avec tous les économistes du ministère, en route pour Washington où ils devaient négocier divers prêts avec la Banque Mondiale et le FMI.
Ce jour-là, j’étais dans le bureau d’un de mes adjoints, Terry Lambacher, un ancien des services de sécurité des États-Unis, quand il reçu un coup de fil du Vice Président d’UTA, un de ses compagnons de chasse. Ce dernier lui demandait si les américains ne pourrait pas retrouver un de leurs avions disparu au dessus du désert du Ténéré; les services français en étaient incapables. Terry téléphona à un de ses vieux collègues à Washington lui demandant de lui rendre ce petit service. Vingt minutes plus tard son contact lui confirmait qu’un satellite américain avait identifié un avion écrasé au sol et lui donna les coordonnées exactes.
Un frisson me parcouru le corps et une coulée de sueur descendit le long de mon dos: si je n’avais pas devancé mon rendez-vous quelques semaines auparavant, Brah et moi aurions été à bord de cet avion. Au cours des mois qui suivirent, c’est toujours avec inquiétude que je m’engageais dans une des très nombreuses missions qui m’entraînaient ici et là en avion. C’est Brah qui me tira de cette angoisse quelques mois plus tard au retour de Banjul. Deux avions évacuaient les délégués d’une de nos conférences vers Dakar; le hasard nous avait séparés. Je suggérais de procéder à un échange avec quelqu’un afin que nous soyons ensemble, quand il me dit: “Non, surtout pas; laisse faire le destin”.
Par la suite, j’adoptai cette vision fataliste. Quand ça brassait en avion, je relaxais: “Si c’est mon destin de mourir aujourd’hui, il n’y a rien que je puisse faire !”, et je continuais ma lecture sans plus me soucier des scénarios effrayants qui habitaient mon esprit à la suite de l’attentat du vol UTA-772.
Ce soir, je regarde la gueule bouffie de l’assassin Kadhafi qui déblatère à la télé maintenant que son peuple a envie de le jeter aux orties, et j’espère qu’un Iman lui jettera une fatwa.
La coopération… de quoi s’agit-il?
En novembre 2001, Ottawa a été l’hôte de la réunion des ministres des finances du G-20. On y parlait bien entendu de finances, mais aussi de sécurité mondiale. Que faire de la dette des pays pauvres? Devrait-on les aider plus encore? Le gouvernement du Canada dont la performance au chapitre de l’aide n’a cessé de se dégrader depuis 1993, s’est tout à coup trouvé un discours sermonneur: “Il faut augmenter l’aide car c’est dans l’état de grande indigence que se recrutent les factions terroristes”. M. O’Neil, le secrétaire d’État au Trésor s’est empressé de répliquer d’un ton emphatique: “Non! Non! Non! Nous avons donné des sommes énormes pour aider ces pays sans résultats”.
En écoutant ce monsieur très sérieux je me suis demandé comment on pouvait être si malin et si bête à la fois. Mais qui suis-je pour faire un tel reproche, moi qui n’hésite pas à commander de la morve gaspésienne? Quoiqu’il en soit, il m’a semblé intéressant de noter trois erreurs en deux affirmations.
Premièrement, l’aide au développement du tiers monde est minuscule au point d’être insignifiante et l’a toujours été. En second lieu, on y observe de très nombreux succès et il est injuste de n’y voir que de lamentables échecs. Troisièmement, il aurait peut-être fallu que les donateurs transmettent les secrets de leur richesse avant de faire un méchant procès aux pauvres. Au risque d’alourdir ce texte, je vais devoir clarifier quelques concepts de base.
Qu’est que l’aide (aussi nommée APD, pour Aide publique au développement)? Quel est son volume?
On calcule l’aide en mesurant en dollars des États-Unis le transfert net de ressources consenti aux pays admissibles à l’aide (il s’agit généralement des pays dit du Tiers monde dont la liste est établie par les Nations Unies). Il y a vingt deux membres de l’OCDE dans la liste des pays donateurs; il s’agit des pays riches dont les Etats-Unis, les pays européens, le Japon, l’Australie, le Canada et la Nouvelle Zélande. On ne compte dans l’aide que les dons ou, à l’occasion, le montant d’octroi lorsqu’un prêt est consenti sans intérêt. L’aide sert soit à construire des infrastructures (sociales et économiques) ou à aider la production, par exemple en fournissant des fertilisants ou d’autres matières premières. Le but avéré est alors de contribuer au « développement ».
L’aide dispose aussi de budgets destinés à sauver des vies et des populations en danger grâce à de l’aide alimentaire ou à de l’aide d’urgence. Certains donateurs subventionnent aussi des organismes dont le but charitable est de réduire les souffrances liées à la pauvreté, comme par exemple, fournir des lunettes aux enfants pauvres du Tiers monde. De toute évidence, ces objectifs caritatifs ne contribuent que d’une manière indirecte à construire la richesse et à développer une nation.
Le total de toute l’aide en provenance des 22 pays les plus riches de l’OCDE s’élevait en l’an 2000 à 53 milliards de dollars US. Le P.N.B. cumulatif de ces mêmes pays est d’environ 25,000 milliards de dollars US; donc l’APD équivaut à 0,22% de la richesse commune de tous les pays bien nantis de la planète.
Il me semble important de bien dimensionner les choses lorsqu’on cherche à comprendre. En 1969 l’ancien Premier ministre L.B. Pearson suggérait que les pays riches consacrent 0.7% de leur P.N.B. à l’aide. Il n’y a que le Danemark, la Norvège, les Pays-bas et la Suède qui aient atteint cet objectif. En moyenne, les pays riches consacrent plutôt 0.22%. L’aide internationale pourrait être comparée à un Canadien gagnant 35,000 dollars, qui de surcroît ne paye aucun impôt ni TPS, qui contribuerait “généreusement” (sic) $84 par année à Centraide…! En comparaison, les pays de l’OCDE fournissaient plus de 300 milliards de dollars US en subventions diverses à leur agriculture. L’aide canadienne s’élevait à 0,25% de notre P.N.B. ($680 milliards US). Le gouvernement fédéral a transféré cette même année un peu plus de 13 milliards de dollars US des trois provinces riches du Canada vers les autres provinces du Canada par le biais de la péréquation: ceci équivaut à 2% de notre P.N.B. Les Etats Unis, patrie de M. O’Neil, sont le pays qui proportionnellement à sa richesse est le plus pingre de tous les donateurs: la contribution américaine s’élève à 9,5 milliards US et ne représente que 0,1% de son P.N.B. Ainsi donc, pour mettre les choses en perspective, l’ensemble des pays de l’OCDE accorde cinq fois plus d’aide à leurs propres fermiers qu’à l’ensemble des pays démunis; le gouvernement fédéral du Canada transfère dix fois plus d’argent pour assister les provinces moins riches qu’à aider le Tiers monde et les Etats-Unis y consacrent moins de un millième de leur revenu annuel.
Je ne saurais dire de manière plus précise à M. O’Neil combien sa première affirmation est mal fondée et, à la limite, dénuée de bon sens. J’ajouterai toutefois que de tels témoignages, venant de personnages haut placés, ont un double impact pernicieux. D’abord ils incitent les pays riches à réduire leur effort qui, on l’a bien vu, demeure plutôt chiche. Mais surtout, ils laissent croire aux bénéficiaires que c’est l’argent et la charité des autres qui sont à la base du développement. Ceci crée des attentes irréalistes et les entraîne bien souvent à ne pas engager les réformes ni à bien étudier les recettes qui nous valent notre fortune. La richesse des pays de l’OCDE, en particulier sa forte croissance des quatre dernières décennies, n’est pas un miracle mais le produit de très nombreuses réformes poursuivies avec énormément d’acharnement.
Quel est alors le rôle de l’APD si les budgets sont si petits?
L’APD n’a jamais représenté plus de 5% du PIB des pays admissibles ou 17% de leurs besoins en investissements. Il serait souhaitable que l’effort collectif soit plus soutenu, certes, mais même si on avait atteint l’objectif proposé par M. Pearson, jamais on n’aurait pu envisager que les budgets de l’aide puissent servir d’équivalent aux transferts de péréquation afin de subventionner les charges récurrentes de l’éducation, de la santé ou du bien-être; jamais on n’aurait pu croire que les ressources seraient suffisantes pour financer la construction des infrastructures de base. Alors, de quoi s’agit-il? A quoi cela sert-il? Voilà une question lancinante qui m’a longtemps hanté. Quand on y réfléchit avec grand soin, on ne peut qu’arriver à la conclusion que dans ces circonstances, le seul véritable atout de l’aide est de démontrer le mérite de certaines grandes idées, de les réaliser en taille réelle et dans le contexte spécifique de chacun des pays qu’on souhaite aider. Par exemple, les budgets de l’aide étaient d’abord destinés à démontrer l’utilité et la pertinence des infrastructures économiques et sociales, qui sont l’épine dorsale des économies. Par exemple, l’idée d’un barrage hydro-électrique et de son utilité économique. Ou encore l’à propos d’une campagne de vaccination et de son effet sur la santé des gens et par extension sur leur productivité et sur la croissance de l’économie. Ceci fait, c’est à l’épargne locale et à la fiscalité (souvent en empruntant des banques internationales) que chaque pays pourrait alors tirer parti de ces « bonnes idées ». D’où vient donc cette curieuse idée?Il importe de replacer tout ceci dans sa perspective historique, en particulier à la très grande propension des occidentaux à se faire la guerre.
L’on peut dire que les Européens ont vécu sous l’influence du « paradigme du joueur d’échec » pendant de nombreux siècles de guerres incessantes en Europe. Le jeu d’échec est un jeu à somme nulle où un roi blanc, probablement un grand vaniteux souffrant de constipation pérenne, déclare une guerre sans merci à son vis-à-vis d’en face. Pour ce faire, il est disposé à sacrifier tous ses soldats, ses cousins cavaliers, ses deux confesseurs et même sa bonne épouse pour faire la nique à son cousin… C’est une métaphore qui illustre bien ce qu’aura été la politique des nations pendant les quinze derniers siècles. De tous, le vingtième siècle est le grand champion des massacres humains. Au sortir de la seconde guerre mondiale, les pays occidentaux ont alors adopté une nouvelle façon de vivre que je vais appeler, faute d’un meilleur terme, le paradigme de la coopération. Ils ont mis au rancart leurs pratiques mercantilistes afin d’engager un véritable commerce entre les nations. Le mercantilisme repose sur l’idée que la richesse des nations provient de la possession de biens physiques, tout spécialement ce qui a de la valeur comme l’or ou l’argent. Ces choses physiques peuvent être accumulées, pillées, cachées ou détournées. En corollaire, la production nationale doit être protégée contre les autres nations qui cherchent à nous faire concurrence; de là proviennent toutes ces méthodes protectionnistes qui font obstacle au commerce et qui incitaient par le passé les nations à se faire une concurrence féroce et déloyale. On pourrait ainsi dire qu’avant 1946, le véritable commerce n’existait pas entre les nations. Et l’on pourrait aussi arguer que la guerre n’était alors rien d’autre que « le mercantilisme par les moyens violents ».
Mais après deux terribles guerres mondiales on s’est demandé si l’on ne pouvait pas plutôt apprendre à commercer entre nous plutôt qu’à se faire une concurrence aveugle et prédatrice. Certains pays parmi les nations belligérantes ont alors adopté l’idée que leurs économies pourraient croître ensemble afin de réduire ainsi ce penchant pour la tuerie et la guerre. Il faut bien avouer que cette idée allait à l’encontre des idées reçus de l’époque et qu’elle était loin de faire consensus. Staline en particulier, refusa tout net d’y souscrire: on connaît la suite.
Chose certaine, pour faire marcher cette nouvelle manière de vivre et de commercer, il faudrait engager de nombreux changements dans nos vieilles habitudes: d’abord, libéraliser les échanges, permettre les mouvements de capitaux et les échanges d’informations économiques, produire des informations stratégiques de qualité et transparentes à tous les acteurs économiques, ne plus nuire à la mobilité de la main-d’oeuvre et bien d’autres choses. Ceci exigeait la création de nombreux réseaux internationaux, l’adoption de normes et de normes agréées par les divers partenaires, la protection de la propriété privée, en particulier de la propriété intellectuelle et bien entendu, il faudrait bien protéger ceux-là même qui détiennent la clef de toutes les idées, les humains. Une fois libérés, ces diables d’humains se sont mis alors à créer et à inventer toutes sortes de choses, des produits plus performants, moins chers, plus rapides, plus légers, et ils en sont même venus à inventer des produits sans support physique, des produits virtuels. Cette incroyable floraison d’idées, circulant librement à travers de nombreux réseaux, en combinaison avec les flux financiers agiles et libres et un solide appareil de droits ont engagé la plus grande création de bien-être et de croissance économique soutenue connue à l’échelle de l’histoire de l’humanité.
C’est donc ainsi que les droits de la personne sont au coeur du développement économique des pays membres de l’OCDE. Sans la démocratie et le respect des droits, sans l’accès à l’information, les gens ne créent pas, l’innovation s’arrête, l’économie piétine et la société devient instable. Jane Jacobs parle de la nécessité “d’improvisation” sans laquelle il n’y a pas de développement. Les gens doivent être pleinement autorisés à bricoler toute choses et à ré-inventer ce qu”ils voient et utilisent chaque jour. Selon les traditions séculaires, une société qui souffre cherche alors à exporter son malaise en engageant la guerre avec ses voisins. La coopération entre les Etats est donc un véritable mécanisme de prévention de conflits. On peut dire qu’il a fort bien fonctionné là où il a été appliqué avec persistance: personne ne croit possible de voir l’Allemagne faire la guerre à ses anciens ennemis d’Europe de l’Ouest.
Afin d’appuyer l’application de ce paradigme qui allait à l’encontre des croyances et de l’intuition, on a créé un large groupe d’organisations internationales: la famille des Nations Unies, (incluant la FAO, l’UNESCO, etc), le groupe de Bretton Woods (le FMI et la BIRD), l’OCDE, l’OTAN, la Communauté européenne etc. En parallèle, les membres de l’OCDE se sont graduellement construit un nouveau régime de gouvernement qui allait beaucoup plus en profondeur dans l’application des règles de la démocratie et de l’économie de marché. Pour donner une idée de l’importance de l’oeuvre engagée, je vais révéler une statistique plutôt méconnue. Chaque année, au secrétariat de l’OCDE à Paris, plus de 40,000 fonctionnaires et experts se réunissent dans 3000 réunions couvrant plus de 130 tables de négociations inter-gouvernementales. De ce travail de fourmi, bien des réformes ont vu le jour.
Mais pour démarrer les choses, il fallait d’abord reconstruire l’Europe. Les Etats-Unis vont échafauder en 1946 le plan Marshall. Grâce à ce grand projet, les Etats-Unis vont transférer l’équivalent de 80 milliards US (en dollars 1999) vers les pays européens dévastés par la guerre. Le Canada va lui aussi adopter une idée semblable pour aider l’Angleterre. Le succès de cette innovation va inspirer en 1950, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie qui sont alors venu à la rescousse de l’Angleterre afin de fournir de l’aide à ses anciennes colonies du sud et sud-est asiatique. Le plan Colombo -il est ainsi nommé parce que c’est dans la capitale du Sri Lanka, Colombo, que l’on signa cet accord international, va fournir de l’aide alimentaire, de l’assistance technique, des transferts de connaissance et de technologie en plus du capital de l’équipement et des matières premières selon le modèle du plan Marshall.
Il faut comprendre que la colonisation était un élément fondamental du mercantiliste. Si l’on voulait détruire cette vilaine idée, il faudrait soutenir les mouvements de décolonisation afin de casser les mauvaises habitudes mercantilistes de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne, du Portugal et de la Hollande. Toutefois, si ces derniers se retiraient brutalement de leurs anciennes colonies, celles-ci seraient appauvries et déstabilisées . Il était fort à craindre que ceci les précipite dans le camp de Staline. Graduellement l’idée a fait son chemin de partager entre pays riches le fardeau de l’aide à la décolonisation, et d’assister ensemble ces nouveaux états indépendants afin qu’ils atteignent un “seuil viable”. C’est donc ainsi que l’idée de la coopération s’est étendue à tous les pays du Tiers Monde.
Quelles étaient alors les idées principales qu’on cherchait à exporter par le biais de l’APD?
Ceci est plutôt compliqué à expliquer. Deux choses étaient enchevêtrées et elles évoluaient en parallèle. D’un part l’Ouest souhaitait exporter ses valeurs fondamentales (l’économie de marché et la démocratie) alors que ces grandes idées étaient en passe d’être redéfinies. La lutte contre le l’idéologie communiste était loin d’être gagnée, même au sein des pays membres de l’OCDE.
Le premier enjeu de l’aide est symbolique: il représente un geste d’amitié et de solidarité entre les peuples. C’est aussi un moyen de projeter nos valeurs et d’en faire la promotion d’une manière constructive. Comme je viens de l’expliquer, le nouveau credo reposait implicitement sur la croyance (qui n’était pas encore démontrée) que si l’on commerçait bien ensemble dans un cadre de coopération bien balisé, une nouvelle ère de prospérité s’ensuivrait. Ceci aurait pour effet de réduire les tensions politiques et les conflits entre les nations et au sein de celles-ci. La croissance économique en combinaison avec de justes politiques réduirait les disparités économiques entre les classes sociales tout en créant de l’emploi.
Mais, ce disant, nous étions bien engagés au sein des pays de l’OCDE à apprendre nous-mêmes comment cela pourrait fonctionner et à quelles conditions. Nous apprenions à libéraliser nos échanges, à partager les normes économiques et à préparer au bénéfice de nos populations des statistiques fiables et comparables entre elles. Ces précieuses informations seraient alors utilisées par nos entrepreneurs pour estimer leurs risques et investir de manière profitable. Nous avons appris l’importance de bien documenter les Comptes Nationaux. Ceci a été un des fleurons de l’OCDE. Il en a résulté que les investissements sont devenu de plus en plus mobiles et se sont dirigés progressivement vers certains pays du Tiers monde; en général (mais pas toujours) vers ceux qui avaient adopté, au moins partiellement, les règles de conduite qui soutiennent notre système et qui rassurent les investisseurs.
De leur côté, les nouveaux pays indépendants voyaient d’un très mauvais oeil toute ingérence étrangère dans leurs politiques nationales. Ils acceptaient la connaissance technique et scientifique et tout ce qui vient avec: la construction d’infrastructures, les subventions aux intrants à la production, mais refusaient d’aller plus loin. Ce n’est qu’avec la chute du mur de Berlin, que les donateurs de l’Ouest se sont sentis libres de faire la promotion de la démocratie et des droits de la personne. Mais, mal inspirés par cette victoire idéologique, ils en ont profité pour réduire leur soutien à la construction des pays pauvres. Je suis persuadé que cette désaffection n’était pas sans conséquence sur la stabilité et la sécurité mondiale. Mais la preuve reste fort difficile à faire.
Les brouteurs de l’aide
La création d’un malentendu
Un regrettable brouillamini s’est progressivement installé au sein de l’aide depuis trente ans. Ce malentendu n’a fait que s’épaissir au cours des ans en s’enlisant subtilement et très progressivement dans les arcanes et les ambiguïtés des conflits d’intérêts. En 2000, il est devenu évident qu’il faut baliser les rapports de la Coopération. D’un côté, il faut limiter les excès spécifiques aux actions de ceux qui donnent et, d’autre part, il importe de clarifier les responsabilités de celui qui reçoit. Nous sommes arrivés à une étape dont nous ne pourrons sortir qu’au prix d’une moralisation des rapports de coopération.
Hélas, bien des gens ont confondu l’objet réel de l’aide: comme je viens tout juste de l’expliquer, ce n’est pas un transfert d’argent mais un transfert de connaissances. C’est une idée, déjà testée dans les pays développés, qui est ensuite offerte pour le bénéfice de pays récipiendaires. Par exemple, l’idée d’un barrage et de ses bénéfices énergétiques et de son impact économique, l’idée d’un pont et de la connectivité qu’il entraîne, l’idée d’un dispensaire ou d’une infrastructure d’enseignement et de leur impact social et économique. Ce qui importe c’est de tester chacune de ces idées en taille réelle et dans un nouveau milieu d’accueil. S’il est démontré qu’elle fonctionne, on s’attend à ce qu’elle soit reproduite et réutilisée par les bénéficiaires: c’est ce qu’il est convenu d’appeler “l’appropriation”. Les modifications et adaptations sont du ressort de celui qui importe l’idée. S’il ne le fait pas, il gaspille une ressource mise à sa disposition, ni plus ni moins.
En somme, un programme d’aide est un panier de semences destinées à donner de nouveaux fruits. C’est un détournement que de les brouter comme un pacage.
Comment cette dérive s’est elle produite?
Au début, le gros des actions d’aide concernaient l’érection des infrastructures diverses – ponts, routes, aéroports, écoles, etc… En parallèle on formait de futurs ingénieurs et experts dans nos universités. Ces derniers devaient prendre le relais. L’argent de l’aide servait à acheter ce qui n’existait pas localement – l’expertise des ingénieurs – les machines et les outils nécessaires pour construire les choses – et à l’occasion on fournissait des matières premières afin de faire tourner les nouvelles usines qui venaient de s’y implanter. Par ce biais, l’argent de l’aide profitait d’abord aux entreprises des pays donateurs. Plusieurs en ont conclu que l’aide était détournée au profit de ces derniers. Il fallait pourtant acheter quelque part les connaissances et les biens essentiels pour incarner l’idée centrale de chaque projet.
Pour bien des bénéficiaires, un défi nouveau venait d’apparaître: comment brouter à leur tour ces crédits souvent mal gardés? Comment contourner ou faire dévier les règles concernant la passation des marchés publics. Du côté des donateurs, la concurrence pour s’emparer de la fidélité des marchés en pleine croissance du Tiers Monde a eu aussi ses effets pervers. L’aide liée, qui était une idée simple et pas très malicieuse au départ, s’est dévoyée dans l’ambiguïté. Ainsi donc, à la suite d’un mouvement régulier entre donateurs et bénéficiaires, on a fini par détourner l’objet de l’aide. Les importants crédits des Programmes d’Ajustement Structurel, utilisés pour combler des besoins de consommation dans des états nécessiteux, ont fini de consacrer la mauvaise idée que l’aide n’est qu’un transfert d’argent.
Aujourd’hui, ce sont les donateurs qui s’étonnent: « Pourquoi ne vous appropriez-vous pas des riches idées que nous donnons? Pourquoi toute cette corruption? » A cela, les bénéficiaires rétorquent: « A tout corrompu, il y a un corrupteur! Pourquoi n’utilisez-vous pas nos experts qui ont été formés dans vos universités? Pourquoi n’achetez-vous pas nos produits que nous avons commencé à mettre en marché, généralement grâce à votre aide? A qui cette aide est-elle vraiment destinée? » Comment savoir? Comment distinguer le vrai du faux? Voici une autre petite anecdote qui aide à mieux comprendre les ambiguïtés des enjeux. La tentation du mercantilisme et du protectionnisme n’est jamais bien loin. Les vieux trucs des marchands d’autrefois refont vite surface: “Si nous donnons deux locomotives payées avec les budgets de l’aide, peut-être que l’entreprise sera piégée par notre technologie et devra acheter commercialement toutes les autres locomotives chez le même fournisseur; après tout! N’est-ce pas ce que font les Français et le Japonais” !?
Un exemple, le papier kraft de Tanzanie
Pour raconter ma petite histoire, il me faut expliquer quelques-uns uns des principes qui gouvernent l’aide, en particulier les “lignes de crédits” et le “fonds de contrepartie”. Une ligne de crédit est un crédit ouvert qui permet à un pays d’acheter au Canada des intrants industriels ou agricoles. Depuis les plans Marshall et Colombo, c’est devenu un des instruments légitimes de l’aide. Quand on y réfléchit avec soin, l’approvisionnement en matière première ou en produits semi-manufacturés est souvent un appoint essentiel à la production. Ce qui crée de l’emploi et du bien-être économique en permettant, par exemple, à une usine de tourner ou à des fermiers des fertiliser leurs sols. Vu du point de vue du donateur, l’achat de matière première est facile et peu coûteux à administrer, parce qu’il n’y a qu’une seule transaction, généralement un appel d’offre et qu’il s’agit de volumes financiers impressionnants.
Ainsi, quand les budgets d’aide sont en expansion plus rapide que la capacité d’absorption de l’agence d’aide, une ligne de crédit devient alors un instrument utile pour gérer les déboursés afin d’atteindre les objectifs financiers annuels. Par exemple, au cours des années quatre vingt, le programme d’aide à l’Indonésie disposait d’une importante ligne de crédit destinée à acheter de la potasse canadienne; c’est un fertilisant essentiel pour les rizières indonésiennes qui depuis la révolution verte donnent deux récoltes par année. A cette époque, le gouvernement d’Indonésie en achetait chaque année 25 millions de dollars et au début de février, il formulait les détails d’un appel d’offre; le marché était généralement passé au début mars. Il est aisé de comprendre, qu’il suffit d’un grain de sable minuscule dans ce rouage pour que ce contrat soit passé après le premier avril, donc au cours d’une autre année financière. Ainsi, si on a des surplus financiers à dépenser avant la fin de l’année financière, on achète en mars et si, au contraire, on est à cours d’argent, alors on achète en avril. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, période au cours de laquelle les budgets de l’ACDI étaient en croissance constante, les lignes de crédits sont devenues d’utiles instruments pour la gestion des cash-flow.
“Mais est-ce vraiment de l’aide au développement?” se demandaient les puristes. En 1953, le vérificateur général du Canada s’est engagé sur le terrain glissant de la définition de l’aide. Selon ce dernier, le Plan Colombo était destiné à aider les pays de l’Asie du Sud et du Sud-Est dans leur développement économique. A son avis, le développement économique ne pouvait avoir lieu que lorsqu’on finançait un projet dit économique, des barrages par exemple, et il disqualifia l’aide sous forme de matière première. Toutefois, toujours selon ce dernier, le pays bénéficiaire pourrait continuer à recevoir des matières premières ou des produits semi-manufacturés, à la condition de déposer le produit de la vente dans un fond spécial, appelé fonds de contrepartie. Ces fonds ne seraient disponibles que pour être dépensés en projets de nature économique.
Les fonctionnaires de l’ACDI ont ainsi pris l’habitude d’exiger que ces fonds soient mis à part dans un compte bloqué qui ne devenait disponible au gouvernement du pays qu’avec les signatures de représentants de l’ACDI. Petit à petit, on en est venu à attacher plus d’importance à la gestion de ces fonds qu’à s’assurer de la qualité et du rôle des matières premières achetées avec les lignes de crédit. On a pratiquement oublié quel rôle stratégique pouvaient jouer certaines matières premières. Dans bien des cas, on profitait de l’occasion pour s’acquérir le support de l’un ou l’autre des groupes de producteurs qui font le lobbying du gouvernement fédéral. Sans malice et croyant plutôt bien faire, les fonctionnaires de l’aide ouvraient ainsi la barrière et permettaient aux petites chèvres de brouter les clos de l’aide. Voici une autre de ces histoires vécues, telle qu’elle m’a été racontée par mon collègue et néanmoins ami, Al Smith.
“Au cours des années soixante-dix, me raconta-t-il un jour, “nous avions donc une ligne de crédit en Tanzanie et ce gouvernement s’en servait pour approvisionner la seule usine de ciment du pays avec du papier kraft pour fabriquer les sacs de ciment. Les agents responsables à l’ACDI consacraient une large part de leurs efforts à aider le gouvernement à dépenser son propre argent qui était bloqué dans le fonds de contrepartie. Tant et si bien qu’un jour arriva où, pour une raison quelconque, le bateau contenant le précieux papier canadien n’est pas arrivé aux dates prévues. Il s’en est suivi une rupture de stock de ciment qui aurait, m’a-t-on dit, duré plus de six semaines. Dans un pays où il n’existe d’autre matériaux de construction que le ciment, il s’agit d’une catastrophe économique nationale; cette pénurie a nul doute réduit le PNB d’une fraction de pourcentage et jeté de nombreux travailleurs au chômage”.
Mais ce qui nous a navré Al et moi, c’est que ceux qui avaient la charge de ce programme ne voyaient pas le problème tant ils étaient occupés à gérer les petits projets financés avec le fonds de contrepartie. Comment la bonne volonté peut-elle ainsi s’égarer sur le chemin de l’orthodoxie idéologique et du paternalisme?
Comment rétablir les choses?
Les vingt ans de dialogues francs et directs au sein du Club ont permis de tirer au clair d’autres situations complexes: en 1990, donateurs et sahéliens adoptaient la Charte de l’Aide Alimentaire. L’adoption de cette charte tenait de l’exploit diplomatique. L’emploi du mot charte est un de ces euphémismes dont la coopération est friande; il maquille l’idée d’un code de bonne conduite parce qu’aucun état n’est disposé à admettre que son comportement n’est pas en tous points impeccable. Ceci dit, il fallait tout de même clarifier et baliser les comportements des donateurs et des bénéficiaires engagés ensemble dans la poursuite de la sécurité alimentaire au Sahel. Ceci impliquait bien entendu, que les comportements des uns et des autres méritaient d’être amélioré. D’une part les gouvernements sahéliens aimaient bien demander de l’aide sous cette forme. Ils recevaient alors du blé, du riz, de la farine qu’ils vendaient aux grands moulins. Ces entrées d’argent compensaient les diminutions de revenus attribuables à la mauvaise situation économique. Pour leur part, les exportateurs de céréales, comme le Canada, les Etats-Unis ou la France étaient bien aise d’utiliser les deniers de l’aide pour subventionner leur production nationale de céréales.
En somme, on pourrait dire que les ministres des finances des pays du Sahel « conspiraient » avec les ministres de l’agriculture des pays du nord au détriment des paysans sahéliens. Après vingt ans, il a bien fallu se rendre à l’évidence que cette aide annuelle nuisait fortement aux producteurs sahéliens en réduisant la demande pour leur produit et en abaissant le prix de vente, quelquefois en deçà des coûts de revient. C’était devenu à l’évidence une forme sournoise de dumping à l’égard de laquelle les administrations sahéliennes avaient développé une pernicieuse dépendance. Hélas, depuis l’adoption du Plan Colombo jamais personne n’avait osé remettre en question la doctrine de l’aide alimentaire. Un réseau tissé serré d’intérêts divers protégeaient donc cette sacro-sainte aide alimentaire contre toute intrusion. Aux Etats-Unis, le tout puissant ministère de l’agriculture veillait au grain en s’appuyant sur la fameuse loi américaine connue à travers le monde, P.L.480.
Une conspiration bienfaisante entre esprits de bonne volonté a réussi à contourner les résistances traditionnelles. Comme on a pu le voir à de nombreuses reprises, une constellation favorable a permis au Club d’aligner, ne serait-ce qu’un fugitif instant, des alliances entre concurrents naturels. C’était au tour de Mitterrand de présider le conseil de la CEE et on souhaitait lui donner quelques occasions de jouer un rôle généreux au nom de la France, en particulier au chapitre de l’aide. L’USAID cherchait de son côté à se donner une image philanthrope auprès des gouvernements sahéliens. Après dix ans de restructuration et d’ajustement des circuits de production au Mali (mieux connu sous le nom de PRMC), des surplus commençaient à apparaître; néanmoins, on n’arrivait pas à les exporter dans les pays avoisinants car tout déficit était automatiquement comblé par les exportations en provenance du Nord et donné “généreusement” comme aide alimentaire.
Malgré ce souffle de bonne volonté, il était difficile d’abattre les réflexes de méfiance afin de réconcilier tout le monde. Certains craignaient tout particulièrement que les comportements et les mauvaises habitudes prennent rapidement le dessus sur les bonnes intentions et qu’un accord souscrit par tous ne soit suivi qu’à demi. Les gouvernements sahéliens craignaient de voir cette manne s’évanouir alors que les donateurs redoutaient qu’on en revienne à un état larvé de concurrence déloyale entre exportateurs. Conçue par Terry Lambacher, l’agent d’USAID détaché auprès du secrétariat du Club et Michel Colin de Verdière, cadre français de la rue Monsieur, une ingénieuse “machination” a fait consensus. Deux textes seraient agréés en même temps. D’une part, un long préambule expliquerait l’objet de cette charte et fixerait les buts idéaux. Le texte qui suivrait constituerait les engagements que tous, sahéliens et donateurs, seraient déjà disposés à consentir. Dans la plus pure tradition de l’OCDE, on compterait sur la pratique et le suivi pour graduellement rehausser les normes et les pratiques des divers acteurs concernés afin d’atteindre les idéaux inscrits dans le préambule.
C’est à mon avis, l’un des moments les plus glorieux du Club et du CILLS. Cette Charte a depuis été testée dans des circonstances réelles et elle constitue dorénavant un incontournable document de référence dont la philosophie va progressivement influencer l’ensemble des pratiques concernant l’aide alimentaire.
Dès 1993 on a commencé à discuter de l’utilité d’un code de bonne conduite concernant les rapports d’aide institutionnelle. A cette époque le secrétariat du CILLS était en crise. Les responsabilités concernant cette crise étaient diffuses et partagées. En 1997, à l’occasion d’une des réunions du Club, l’idée d’une charte a été évoquée. La poursuite active de cette discussion aurait pu donner naissance à une vision renouvelée des rapports complexes entre donateurs et bénéficiaires, malheureusement d’autres priorités se sont intercalées dans le programme de travail. Après plus de trente années dans l’ambiguïté, il est temps de construire un cadre déontologique qui garantira des excès et permettra de bien recentrer les véritables enjeux de la coopération internationale.
Nous nous devons d’éliminer le broutage de l’aide par les chèvres du Nord et les bouquetins du Sud!
La leçon de chose du PRMC
Texte de Daniel Henri, introduction et conclusion de Jean-H. Guilmette
Il faut tirer parti de la grande leçon de l’opération de transformation de la production céréalière du Mali, le PRMC, pour accomplir une transformation profonde tout en respectant le besoin de stabilité des populations. Au risque d’alourdir ce texte déjà trop long, permettez moi de dire quelques mots sur le PRMC (Programme de Restructuration des Marchés Céréaliers).
En 1981, quand ce programme démarre, il s’agit d’une opération classique de déréglementation comme nos gouvernements en ont entrepris dans le cadre des ajustements structurels de nos économies. Ces grandes idées étaient incarnées par Mme Tatcher et M. Reagan. L’expérience démontre que dans les meilleurs cas, il faut en moyenne une bonne douzaine d’années entre le jour où on déréglemente un secteur de l’économie et le moment où un marché dominé alors par la « main invisible du marché » retrouve son point d’équilibre et fonctionne avec efficacité. Mais pendant ces douze années on assiste à de nombreuses crises. De grandes firmes font soudainement faillite alors que naissent de nouveaux concurrents. Plusieurs d’entre eux ne survivront pas d’ailleurs et il faudra une seconde génération d’échecs, de mise à pied et de consolidation d’entreprises pour que le marché se mette à fonctionner sur de nouvelles bases. Mais ces mouvements ont l’inconvénient de créer bien des désordres sociaux. Des épargnants s’appauvrissent et d’autres font fortune. Des employés mis à pied brutalement peuvent tout à coup devenir dangereux et violents. Qui sait! Certaines sociétés sont à la fois mieux armées et surtout plus riches pour résoudre ces conflits et disposent de populations qui sont tolérantes aux conflits. Ces méthodes au demeurant assez brutales, semblent convenir à l’esprit dynamique des américains et des Anglais, mais ce n’est pas tout à fait le cas au Canada et encore moins en France, où les populations sont plus soucieuses de protéger la paix sociale.
Ce n’est surtout pas le cas du Mali en 1981. Voici donc en annexe, ce qu’en dit un de mes collègues, Daniel Henri, qui a participé à cette opération tour à fait novatrice. Elle était novatrice (et le demeure encore aujourd’hui) principalement par le respect qu’elle accordait aux besoins spécifiques des divers groupes sociaux concernés par ce grand bouleversement. Si on déréglementait le prix des céréales brutalement sans mesures d’accompagnement, on risquait fort de déstabiliser en succession plusieurs groupes sociaux, dont les transporteurs, les vendeurs d’intrants, les acheteurs de céréales, et les consommateurs. Il importait donc de procéder à la déréglementation avec beaucoup plus de doigté et de « paternalisme » qu’on ne l’aurait fait aux USA ou en Angleterre. On a utilisé les fonds de contrepartie de l’aide alimentaire pour financer en grande partie le coût des mesures d’accompagnement et les coussins d’absorption. Certains donateurs ont donc travaillé 14 ans dans l’ombre, loin des caprices de leurs capitales et surtout des effets de mode qui changent les politiques engagées de manière intempestive. En fin de parcours, ils sont arrivés à créer un nouvel équilibre, mais un équilibre beaucoup plus dynamique. Voici donc comment, Daniel Henri, un des artisans de cette aventure décrit ce processus.
« Conséquence de politiques dirigistes de fixation des prix, le Mali se débattait en 1980 dans une situation économique désastreuse. Dans un pays essentiellement agricole la production était en chute pour les cultures de rentes (coton et l’élevage) tout autant que pour l’alimentation nationale ( mil et sorgho, riz).
En 1981 le Gouvernement du Mali fit appel aux principaux donateurs (Canada, USA, RFA, France, CEE, PAM, Banque mondiale et FAO, Pays-Bas, et Belgique) qui proposèrent alors au gouvernement un programme de restructuration du marché céréalier; ce programme s’appuyait sur une vision claire de l’avenir de la production agricole et comprenait une aide alimentaire de 250 000 t sur 5 ans ainsi que la création d’un fonds commun cogéré pour financer les mesures de restructuration.
Pour arriver à restructurer toute la filière céréalière, Le projet s’est appuyé sur 4 instances principales:
1) le comité technique: il réunit des techniciens des donateurs qui ont pour fonction de suivre tout ce qui concerne la filière alimentaire. Il documente toutes les décisions du comité de gestion;
2) le comité de gestion, réunissant les chefs de mission d’aide des donateurs, il dialogue officiellement avec le Gouvernement et décide de l’utilisation du fonds de contrepartie; il oriente les travaux du comité technique;
3) le secrétariat du PRMC: il est assuré par le représentant du PAM qui parle au nom des donateurs et gère le fonds commun;
4) le Comité d’orientation et de coordination (COC): cette instance malienne est présidée par le ministre des finances; tous les ministères, services ou institutions ayant un intérêt dans la filière alimentaire y sont représentés ainsi que le secteur privé, tant les commerçants que les producteurs.
QUELS RÉSULTATS ONT ÉTÉ ATTEINTS?
- le PRMC a participé au démantèlement de la SOMIEX, Société malienne d’importations, exportations (et distribution) et l’Office des produits agricoles du Mali, l’OPAM, a été restructuré:
- la libéralisation totale de la filière céréales a été atteinte sans crise alimentaire;
- intéressement des banques au crédit à la commercialisation;
- régularisation des prix, depuis 89-90, les extrêmes de prix entre récolte (décembre) et soudure (août) sont passés de 15-20/100-120 FCFA/kg à 35-40/80-95 FCFA/kg
- relance de la production de riz qui a remonté de 150 000 t à 450 000 t entre 87 et 94;
- effet de synergie marqué avec d’autres projets orientés vers la production:
- relance du stockage villageois et intérêt nouveau des producteurs pour le marché:
- constitution d’un stock national de sécurité (SNS) :
- réduction des effets négatifs des aides alimentaires.
DANS QUELLES CONDITIONS LA DÉMARCHE PRMC EST-ELLE REPRODUCTIBLE?
Parmi les caractéristiques de ce modèle on note:
· au point de départ le champ d’action est limité, les contours doivent être tracés clairement avec le consensus de tous;
· aucun bailleur n’est suffisamment puissant pour imposer durablement ses vues aux autres; chaque partenaire peut exercer un leadership dès lors que la compétence lui en est reconnue,. À l’occasion, les donateurs ont accepté de servir de « boucs émissaires » pour diminuer les coûts politiques locaux;
· chacun apporte sa philosophie, ses modèles: les divergences doivent être surmontées au bénéfice des producteurs maliens pour que les décisions deviennent opérationnelles;
· les bailleurs sont là par choix; les engagements sont de type gentleman agreement, sans protocole d’entente formel; le document s’appelle d’ailleurs « PLATE-FORME »;
· la gestion des donateurs a lieu à Bamako même; les représentants des donateurs résident de façon permanente dans le pays, et ont acquis pour la plupart une bonne connaissance de la situation;
· au Mali, ces représentants ont des responsabilités qui les mettent au centre de réseaux d’information et leur donnent accès à des ressources très impliquées dans le milieu, principalement dans les projets bilatéraux;
· ceci dit, il faut reconnaître que les donateurs ont aussi des intérêts divergents, ce qui laisse une marge au gouvernement malien pour influencer le jeu;
· le sens de la tolérance et de l’ouverture aux différences qui existent dans la culture malienne a joué un rôle important dans la confiance qui a été accordée aux bailleurs et à leurs représentants;
· s’inspirant d’une vision à long terme claire, les instances décisionnelles ont géré cette situation en respectant la conjoncture journalière; par exemple, en 89, elles ont accepté que le Gouvernement utilise 2 milliards du fonds commun pour rencontrer les critères imposés par le programme d’ajustements structurels, afin de débloquer les crédits de ce programme;
ENFIN, une DERNIÈRE, mais non la MOINDRE: le projet persévère depuis maintenant 14 ans… après avoir exigé 4 à 5 ans d’essais et d’erreurs corrigées pour sa mise en place. »
Je ne m’explique toujours pas pourquoi ce succès inégalé dans les annales de la coopération ne constitue pas encore le modèle de référence et qu’on s’évertue encore aujourd’hui à entreprendre des programmes qui n’ont aucune chance de réussir parce qu’ils font fi des besoins culturels essentiels des populations et qu’on ne sait toujours pas comment bien travailler ensemble.
Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions
Dans cette anecdote, je vais touiller dans les choses compliquées, dans l’ambigüité, dans la contradiction entre les résultats et les bonnes intentions. Je vais donc devoir choisir mes mots avec circonspection. Après mure réflexion, j’ai décidé de nommer les choses et les gens par leur nom, car il m’est impossible de raconter de telles choses en jouant dans le mensonge ou ce qui serait proche.
Quand j’ai joint l’ACDI en 1972, cette agence venait à peine d’être fondée et naviguait sur les eaux calmes de la solidarité internationale et sur la conviction, partagée pour la majorité de mes collègues, que notre action pourrait mener à l’amélioration des conditions de vie de nos “ouailles” si nous faisions bien les choses : nous croyons naïvement « faire la différence ».
Pour des raisons que j’ai déjà expliquées plus tôt, nous ne faisions rien de ce qui était considéré comme une intervention politique par les pays bénéficiaires; ceux-ci demeuraient très chatouilleux sur ce sujet. Notre assistance était donc cantonnée aux domaines dits économiques; ceci incluait la construction d’infrastructures, mais aussi l’éducation et la santé bien entendu. Pour ce faire nous disposions de deux catégories de budgets: des dons et des prêts. Les dons servaient à financer la formation par l’octroi de bourses, l’assistance technique par l’envoi de coopérants et d’experts, les études exécutées par les consultants, et enfin par l’aide d’urgence comme l’aide alimentaire. Les prêts dits “concessionnels” servaient à financer les activités économiques, tout particulièrement les constructions d’infrastructures diverses, comme les barrages hydro-électriques, les routes et autres infrastructures de communication et enfin, les infrastructures sociales comme les hôpitaux, les universités. Ainsi, un projet était bien souvent composé de deux volets: le premier financé sous prêt, finançait les choses physiques, comme la construction proprement dite et le second volet, sous forme de don, payait pour les honoraires du consultant et l’assistance technique incluant la formation.
Les prêts étaient “concessionnels” dans la mesure où ils comportaient une importante composante de subvention. Un prêt typique était dit “zéro-dix-cinquante”, c’est à dire consenti à 0% d’intérêt, assorti d’un différé de 10 ans et de 40 ans pour le payer. Le premier paiement était donc dû 10 ans après la fin des travaux. Évidemment la valeur de subvention variait selon le taux d’intérêt en cours et pouvait se situer entre 86% et 94% de la valeur du prêt. Il existait une autre variante de prêt, un peu moins généreuse, dite “trois- cinq- trente” dont la valeur concessionnelle se situait aux alentours de 60%. Mais l’ACDI n’en a fait qu’un seul. Le Canada évaluait celle-ci selon la valeur comptable du prêt contrairement aux habitudes des autres membres de l’OCDE qui calculaient celui-ci selon sa valeur économique. Quand on mesurait l’effort d’aide de chaque pays donateurs, on tenait compte de ces variables, en particulier on déduisait les remboursements annuels des emprunteurs, car l’APD est comptabilisé en valeur de subvention uniquement.
Les programmes d’aide par pays tenaient en compte la richesse variable des pays aidés et fixaient en conséquence des proportions de prêts qui variaient selon la richesse du pays. Le choix d’activités variait donc lui aussi, les pays moins pauvres comme l’Indonésie ou la Tunisie en 1975 recevant plus d’aide économique et moins d’assistance technique, alors qu’un pays très pauvre, comme le Bengladesh ou le Mali, destinés à recevoir une très large proportion d’APD sous forme de dons. De cette manière, le Canada contribuait marginalement moins à l’endettement des pays pauvres.
Mais ce qui était et demeure toujours oublié, c’est que nos manières d’agir variaient énormément lorsqu’il s’agissait de dons ou de prêts. Tous les contrats signés sont soumis aux règlements sur les marchés de l’état comme pour n’importe quel autre ministère canadien. C’était l’ACDI seule et sous la supervision directe du Conseil du Trésor qui engageait les fonds, menait les appels d’offre ou toute autre forme d’appel à la concurrence et signait les contrats. Il m’importe toutefois de clarifier deux choses importantes.
Les études ou les autres contrats de consultation donnaient lieu à des « appels de proposition » qui étaient évalués qualitativement, la logique voulant qu’on n’engage pas un expert parce qu’il est le moins disant, mais plutôt parce qu’il est le plus compétent. Ces services étaient payés par don et ils étaient réservés à des individus ou à des entreprises canadiennes. Les achats de biens pour leur part, étaient en général payés sous forme de prêt. Ainsi, un grand nombre de projets avaient deux composantes principales. L’une sous forme de don comprenait les services de consultants, l’envoi d’assistants technique et la formation d’homologues et la seconde, sous forme de prêt pour financer les travaux de construction et l’achat d’équipements divers.
Pour la composante prêt, nous exigions que le pays bénéficiaire fasse des appels d’offres (chiffrés) devant être évalués selon une grille d’évaluation préalablement approuvée par l’ACDI qui faisait une « Shadow Evaluation ». Le contrat ne pouvait être signé par le pays bénéficiaire que pour autant que l’ACDI y marque son agrément. Cet agrément était donné lorsque les résultats de notre évaluation et celle du pays bénéficiaire concordaient. Dans de nombreux cas nous avons refusé l’agrément et exigé un examen détaillé des écarts.
En somme, le pays bénéficiaire ne participait administrativement aux opérations d’appels à la concurrence que pour les achats de biens alors que pour l’acquisition de services, un élément pourtant essentiel à la bonne gouvernance, il ignorait tout du processus qui guidait nos choix et personne ne le lui apprenait. il recevait cette importante composante « clef-en-main » en quelque sorte.
A l’inverse, lorsque les contrats étaient signés par le pays bénéficiaire – sous la surveillance pointilleuse de l’ACDI, je le répète, les fonctionnaires et ministres responsables du pays se trouvaient ainsi exposés à l’apprentissage de procédures d’appel à la concurrence parmi les plus compétentes et les plus exigeantes au monde. Il y avait là un véritable transfert de connaissance, une formation sur le tas dans un domaine tout à fait relié à la bonne gouvernance – chose qu’on a plus tard tenté de faire en employant des moyens bien souvent artificiels. De plus, les instances politiques canadiennes, conscientes d’être vues et évaluées par des pays du Tiers-monde, adoptaient un comportement rigoureux et probe.
En 1976, le gouvernement canadien décida d’éliminer les prêts pour une vingtaine de pays des plus pauvres, et d’abroger la dette ainsi accumulée. Le ministère des finances calcula alors ce qu’il en coûtait au Canada en revenus perdus, soit 8 ou 9% de la somme de tous les prêts, et comptabilisa ce don comme un déboursé d’aide pour l’année en cours. A partir de ce jour, les pays bénéficiaires en particulier les pays du Sahel dont j’avais la responsabilité, n’avaient plus aucun droit de regard sur le processus contractuel de l’aide qui leur était accordée.
C’est à ce moment que débute mon anecdote. J’avais un projet en cours de préparation au Burkina Faso et qui concernait la réfection de routes dans la région sud du pays. Cet important projet mêlait avec une certaine ambiguïté, la fourniture de service de consultation, la formation d’homologues, l’achat d’équipement et l’exécution de travaux de réfection de routes secondaires. C’était un projet de support institutionnel qui incluait la réalisation d’importants travaux d’infrastructure. Le ministre des travaux publics, M. Ouedraogo était un ancien militaire, rigoureux et tout particulièrement bien intentionné. Il s’impliquait énormément dans ce projet qu’il voyait comme un phare pour la formation de ses fonctionnaires et une mesure de désenclavement d’une région du pays. Toutefois, le changement de règlementation concernant les dons nous privait d’une extraordinaire occasion de lui permettre ainsi qu’à ses conseillers les plus proches, de participer à un processus d’appel d’offre. En vertu d’un règlement qui existait alors, j’obtins du Conseil du Trésor la permission d’impliquer le gouvernement du Burkina Faso dans le processus contractuel, comme s’il s’agissait d’un prêt. C’est ce qu’il était alors convenu d’appeler la « délégation de passer les marchés ».
A la même époque, un autre appel de proposition se déroulait pour un très gros projet de développement rural au nord-ouest du Mali, appelé le Kaartha. Deux firmes étaient considérées comme les plus qualifiées après un appel de proposition particulièrement rigoureux compte tenu de la complexité de ce projet. Ces deux firmes, Lavalin et SNC, avaient plus de 80% des points disponibles, mais Lavalin était légèrement en tête; il semble que son président, M. Bernard Lamarre le savait, et, il voulait vraiment un projet d’importance au Sahel. Néanmoins, c’était au ministre de décider en dernière instance à qui serait attribué le contrat. En général, le ministre appuyait la recommandation des fonctionnaires, mais il avait le loisir de choisir parmi l’une des autres firmes dûment qualifiées. Comme c’était son droit, le ministre fixa son choix sur le second meilleur soumissionnaire, le consortium dirigé par SNC.
Quand le temps fut venu d’évaluer les propositions pour le projet de routes au Burkina Faso, Bernard Lamarre tempêta bien fort auprès du ministre, m’a-t-on dit, en lui rappelant qu’on l’avait privé du projet du Kaartha. Le ministre Ouedraogo avait de son côté fait son analyse et il était arrivé à la même conclusion que les fonctionnaires de l’ACDI, à l’effet que la firme LGL était la mieux qualifié, ne serait-ce que par quelques points. Le ministre vint à Ottawa pour discuter avec nous du choix final et cosigner le contrat, confiant que les évaluations techniques des techniciens burkinabés et canadiens seraient respectées par les autorités politiques canadiennes. Peut-être avions-nous vanté nos mérites un peu forts, hélas, le ministre venait de renvoyer l’ascenseur à Lavalin. Il fallu un tête-à-tête entre les deux ministres pour que triomphe le réalisme politique. Le président de l’ACDI, Michel Dupuy, ne ménagea pas ses critiques à mon égard pour avoir ainsi causé de l’embarras au Canada…(Sic)!
Cette histoire a nourri mes réflexions pendant de nombreuses années. En 1985 ou 86, le ministre des Affaires Extérieurs, M. Joe Clark, un homme que je respecte profondément pour son intégrité et ses convictions, décida que dorénavant l’ACDI ne ferait plus que des dons et abandonnerait son champ de prêts traditionnels pour tous les pays. Présent au comité exécutif de l’ACDI, je fus le seul, sous le regard plutôt amusé de Bill Mc Whinney, à présenter des objections à cette décision, bien intentionnée certes, mais dont les conséquences seraient plutôt négatives au total.
A mon avis, c’est la décision qui a eu le pire effet sur l’évolution de l’aide canadienne.
•D’abord elle a eu pour effet de réduire la pertinence des programmes de l’ACDI dans plusieurs pays plus avancés comme l’Indonésie, la Chine, la Thaïlande et maints autres. Notre programmation ne pouvait plus s’intéresser aux activités économiques alors que nous avions souvent un rôle pivot à y jouer en complémentarité ou même en concurrence avec d’autres pays donateurs.
•En second lieu, ceci a eu pour effet d’évacuer les pays bénéficiaires de toutes responsabilités au sein du processus de gestion des projets les concernant. On a ainsi perdu un instrument subtil mais efficace de formation à la bonne gouvernance. Il ne faut pas se surprendre de constater qu’aujourd’hui les pays aidés sont déresponsabilisés de tout. Ils ne participent au design des projets que de très loin, ils ne choisissent pas les exécutants qui leur sont imposés, et finalement ils ne participent que superficiellement aux évaluations les concernant. A quoi peut bien servir de l’assistance déresponsabilisante?
•Dans le miasme de la non transparence se cachent bien des canailleries, des petites et peut-être des grandes, qu’on ne retrouvait pas à l’époque de prêts gérés par l’emprunteur. L’honneur du pays constituait un bouclier efficace.
•Enfin, la présence de fonctionnaires de l’ACDI au sein des discussions interministérielles concernant la préparation au Club de Paris (là où l’on décide du sort des pays endettés), apportait un éclairage innovant sur ces pays.
•Je suis persuadé que si une part importante des budgets de l’Aide était encore consacrée aux prêts, les gouvernements successifs auraient hésité à réduire intempestivement les déboursés annuels de l’ACDI. L’aide canadienne est devenue un “cadeau” et “ à cheval donné on ne regarde pas la bride”: on peut faire peu près n’importe quoi.
•En contrepartie, le gain des pays, à savoir l’absence de prêts hautement concessionnels, n’aura été que marginal dans la meilleure hypothèse.
En somme, une décision bien intentionnée aura eu plus d’effets pervers que d’effets bénéfiques. Si c’était un médicament, on le retirerait du marché.
En Afrique de l’est, on tue le lion et on traie la vache; en Afrique de l’ouest on fait le contraire, mais pas toujours
J’étais administrateur au Fonds africain de développement entre 1979 et 1982 alors que je représentais le groupe électif du Canada, du Koweït, du Brésil et de la Corée du sud. Un jour, deux jeunes économistes sont venus me voir dans mon bureau et m’ont posé une question qui m’a parue bien étrange. « S’il vous plait Monsieur Guilmette, expliquez-nous l’Afrique de l’Ouest ». « Mais je ne comprends pas, » ai-je rétorqué, « vous êtes Africains vous-même, de l’Est peut-être, mais…? » Au fur et à mesure qu’ils ont répondus à mes questions, leur problème m’est devenu plus clair. Ces derniers étaient chargés d’évaluer les demandes de prêts au FAD et à la BAD. Ils craignaient des représailles s’ils devaient faire une recommandation négative. En fait, ils craignaient d’être empoisonnés, ni plus ni moins.
Selon ces derniers, les choses se présentent beaucoup plus simplement dans leur milieu d’origine. C’est alors que j’ai trouvé cette formule plus ou moins humoristique, pour expliquer la différence : « Si je vous comprends bien, en Afrique de l’Est on tue le lion et on traie la vache, mais il est vrai qu’en Afrique de l’Ouest le choses se compliquent, et l’on doit traire le lion et tuer la vache, mais hélas pas toujours…! »
Traditionnellement au sein de plusieurs tribus, un conseil secret se chargeait d’appliquer les règles de société avec plus ou moins de sévérité selon les circonstances: l’empoisonnement était même une manière convenue de forcer le comportement social. Cette pratique se mélangeait bien souvent à diverses pratiques de magie et de sorcellerie. Mais ces choses étaient bien codifiées, sinon il en aurait découlé des débordements sociaux et mes amis africains ont horreur des conflits sociaux. Ainsi, chaque tribu avait ses règles propres et bien comprises par tous. Toutefois, le melting-pot moderne causé par l’expansion urbaine a créé un environnement au sein duquel les choses ne sont plus claires comme elles l’étaient autrefois.
On en parlait occasionnellement entre professeurs à mon école au Ghana (1965-67). « Si un Krobo connait bien les règles de son groupe, qu’en sera-t-il s’il entre en conflit avec un Éwé ou un Akwapim? Quelles règles s’appliquent alors? » Dans ce flou nouveau, certains individus en profitent malicieusement; leurs victimes n’arrivent alors pas à dominer les signaux qui leur sont destinés et agissent dans la peur et dans une forme perverse d’irrationalité. Le poison pur et simple devient aussi un instrument que des coroners mal équipés ne peuvent pas contrôler. « Mort d’une courte maladie » lit-on souvent dans les chroniques nécrologiques et il et difficile d’interpréter le sens véritable de cette phrase laconique. Mes jeunes collègues est-africains étaient bien perplexes. Je ne suis pas convaincu d’avoir su les rassurer car moi-même je n’ai jamais été trop certain de bien maitriser les choses.
Je me suis d’ailleurs trouvé mêlé à une histoire dramatique de ce genre en 1993. J’étais directeur du Club du Sahel à l’OCDE et un conflit au sein du CILSS (Comité Inter-État de lutte contre la Sècheresse au Sahel) m’avait entrainé à prendre parti en 1992 contre l’une des deux factions engagées. J’étais appuyé dans ce combat par l’ancien Secrétaire Exécutif du CILSS, mon vieil ami Brah Mahamane. Un jour de janvier 93, il m’avise qu’un grave danger me guette. « Hier », me dit-il « en arrivant ans ma chambre d’hôtel, j’ai trouvé un poulet égorgé et de plumes sous mon oreiller. Ils croient me faire peur avec cette magie, mais je suis un bon musulman et je ne crois pas à ces sorcelleries. Mais toi, méfies-toi. Ils n’utiliseront pas ces trucs car ils savent que tu n’y crois pas; ils vont plutôt tenter de t’empoisonner. Ne serre la main à aucun d’entre eux, ne mange pas non plus en leur compagnie, évite même de venir à Ouagadougou ».
Ce que je fis pendant les six derniers mois de mon séjour au Club du Sahel. J’ai du faire mes adieux au Président en exercice du CILLS, le président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, dans le plus grand secret, lors d’une rencontre ourdie pas des amis de Brah et organisée à l’hôtel Crillon le 9 juillet 93, soit deux jours avant mon départ.
C’est dire combien je compatis encore aujourd’hui avec mes camarades est-africains.
Quid du développement urbain?
Est-ce que l’exode rural est un mal en soi, comme le SIDA ou la malaria qu’on doit combattre par toutes les mesures de développement rural possibles? Ou s’agit-il d’une réalité incontournable, liée à l’évolution prévisible des sociétés, un « mal » plutôt semblable au spleen de l’adolescence et dont on doit mitiger les effets par des mesures visant à le ralentir et à contraindre ses effets pervers? Ou alors, est-ce en réalité un bienfait, une transformation des sociétés dont l’effet global est généralement positif? En somme, quels sont les rapports entre les villes et leurs campagnes et le développement?
Fernand Braudel dans sa remarquable trilogie sur l’histoire européenne du XVe au XVIIIe siècles constate que c’est lors de l’apparition des villes européennes entre le VIIIe et le XIIe siècle que s’amorce la grande mutation économique qui fera de l’Europe le Centre de l’Économie Monde. Il constate et démontre de manière définitive que ce sont les villes qui absorbent les surplus et qui créent la diversification agricole; le mouvement contraire n’existe jamais. « C’est la ville, plus ou moins vivace selon le lieu et les époques, qui assure la poussée générale de l’Europe, comme le levain d’une pâte surabondante. […] Bref, la vie économique… prend le pas… surtout à partir du XIIIe siècle, sur l’aspect agraire (ancien) des villes. Et le passage s’accomplit, décisif, sur de vastes espaces, de l’économie domestique à une économie de marché. En d’autres termes, les villes décollent de leur entourage rural, regardent dès lors au-delà de leur horizon propre. […]¸c’est alors que l’Europe connait sa vraie Renaissance (malgré l’ambigüité du mot), deux ou trois siècles avant la traditionnelle Renaissance du XVe siècle. » (Braudel, p.76-77).
Adam Smith dans « La richesse des nations », traite spécifiquement au chapitre IV de l’amélioration des campagnes : « L’accroissement et la richesse des villes commerçantes et manufacturières ont contribué de trois manières différentes à l’amélioration et à la culture des campagnes auxquelles elles appartenaient. […] Premièrement, en fournissant un marché vaste et rapproché pour le produit brut du pays, […] Secondement, les richesses que gagnèrent les habitants des villes furent souvent employées à acheter des terres qui se trouvaient à vendre et dont une grande partie seraient souvent restée inculte. […] Troisièmement enfin, le commerce et les manufactures introduisirent par degrés un gouvernement et le bon ordre, et avec eux la liberté et la sureté individuelle, parmi les habitants de la campagne qui avaient vécu jusqu’alors dans un état de guerre presque continuel avec leurs voisins et dans une dépendance servile de leurs supérieurs. » (Smith, p.217).
Jane Jacobs est l’auteur de deux ouvrages remarquables sur les villes où elle décortique leur pouvoir économique : “The Death and Life of Great American Cities” (1961) et surtout « Cities and the Wealth of Nations » (1984) dont une version en français a été publiée en 1992 aux éditions Boréal. Le premier chapitre de cet ouvrage, intitulé avec beaucoup d’à propos, « Le paradis des chimères », est le meilleur résumé de l’histoire des théories économiques qu’il m’a jamais été donné de lire. Sa conclusion est audacieuse : « Plusieurs siècles de réflexions profondes et ingénieuses, où l’offre et la demande se pourchassent comme deux chiens qui se mordent mutuellement la queue, ne nous ont presque rien appris sur le progrès et le recul de la richesse. »
Selon l’analyse de Jane Jacobs, ce qui déclenche le développement c’est toujours « lorsqu’aux importations une ville commence à substituer des produits qu’elle fabrique elle-même ». Si une ville n’engage pas un tel processus, elle périclite ou demeure une économie passive. Ces dernières ne créent pas elles-mêmes de changements économiques, mais réagissent plutôt à des forces déclenchées dans des villes lointaines. Il s’agit bien souvent alors de régions-ressources. Ces régions-ressources fournissent les intrants aux villes productives et ne fabriquent pas de produits de substitutions; elles sont irrémédiablement destinées à la stagnation (stagflation endémique), même si pendant de courtes durées, elles bénéficient d’une richesse relative. Cette richesse provient de la rente sur la valeur de leurs exportations, mais les villes actives cherchent toujours à faire chuter les prix des intrants (par substitution ou économie) et à la longue elles y réussissent.
Elle pousse son analyse plus loin. « Les prêts consentis à améliorer la productivité rurale des économies-ressources sont économiquement irréalisables en soi sans un développement préalable des villes ».Il s’agit là d’une critique acerbe et directe des politiques chères à M. Mac Namara alors qu’il était Président de la BIRD. De telles politiques, mal appliquées selon elle, doivent être reléguées au niveau des chimères.
La fonction de substitution des exportations est une fonction essentiellement urbaine et cela pour des raisons bien pratiques. En premier lieu « elle ne peut être remplie de façon rentable, efficace et souple – c’est à dire d’une façon adapté au lieu et à l’époque – que par une agglomération dont la production est suffisamment diversifiée pour lui donner les assises nécessaires à l’adjonction d’une production inédite. […] En second lieu, les marchés urbains, qu’ils soient orientés vers les biens de consommation ou vers ceux qui servent à la production, sont à la fois variés et concentrés. Ces deux qualités rendent les villes aptes à produire économiquement de nombreux types de biens et de services, au contraire des zones rurales, des localités à entreprise unique ou des petites villes-marchés. Cette aptitude est particulièrement importante au moment où démarre la production d’un bien substitut pour lequel il faut conquérir une part du marché » (Jacobs, p. 58).
Enfin, pour comprendre le progrès et le recul de la richesse, il faut mieux comprendre ce qui se cache derrière une expression aussi abstraite que « l’expansion ». « L’expansion qui découle du processus de substitution des importations dans une ville se traduit essentiellement par cinq formes de croissance:
- Élargissement subit des marchés urbains en faveurs d’importations inédites, constituées surtout de produits ruraux et de produits novateurs fabriqués dans d’autres villes;
- Augmentation et diversification soudaines des emplois urbains dans la ville responsable du processus de substitution;
- Accroissement des relocalisations d’entreprises urbaines dans des régions non urbanisées à mesure que des entreprises plus anciennes viennent à manquer d’espaces;
- Utilisation novatrice de la technologie, notamment pour accroitre la production et la productivité;
- Enfin, croissance du capital urbain.
Ces cinq grandes forces ont des répercussions profondes aussi bien à l’intérieur des villes productrices qu’à l’extérieur et finissent par atteindre des lieux reculés. » (Jacobs, p.54)
En somme, l’histoire est riche d’enseignement à ceux qui savent observer le temps long sans se prendre les pieds dans des idéologies et des théologies construites sur des chimères plutôt que sur l’observation rigoureuse des faits et de la réalité. A chaque fois que je me promenais dans une ville-marché sahélienne, j’observais la production de nouveaux produits de substitution.
J’ai un souvenir très vif en mémoire d’une visite à Bamako vers 1992. C’était pendant le premier procès de Moussa Traoré. Toute la ville était littéralement « branchée sur la radio » qui diffusait en temps réel tous les débats du procès. En dehors de ce grand changement dans les mœurs politiques du Mali, ce qui me fascinait par-dessus tout, c’était l’intense activité économique et surtout l’apparition d’une incroyable quantité de produits de substitution. Tout le monde travaillait dans la rue et on pouvait voir les artisans s’affairer à construire ici des lits et des fauteuils, là-bas à tresser des cages pour les poulets, et plus loin à découper au chalumeau la cabine des camions qui, bien entendu, étaient importés mais qui étaient entièrement habillés en fonction des besoins locaux par des artisans du cru. De curieuses brouettes ainsi que maints autres outils de travail avaient été fabriqués par des forgerons et des menuisiers. Le long des trottoirs, des femmes vendaient divers produits finis ou semi-finis à côté d’autres qui vendaient de l’essence importée plus ou moins illicitement du Nigeria. Cette intense activité me faisait penser à ces toiles de Breughel, remplies de milliers de petits personnages qui vaquent à leurs affaires en courant dans toutes les directions. Je me disais alors, voilà enfin une ville qui trouve son « expansion » et ce n’est plus une ville qui s’enfonce dans le sous-développement et dans la stagflation pérenne. Amsterdam devait ressembler à cela alors qu’elle se préparait à détrôner Venise vers la fin du quinzième siècle.
Bien avant mon arrivée en 1988 à la direction du Club, j’avais constaté que l’aide des donateurs vers le Sahel, et en conséquence les programmes de travail du CILLS et du Club, souffraient depuis 1975 d’un grave biais anti-urbain. Ce biais était fortement ancré dans les mentalités des donateurs qui voyaient très souvent le développement des villes comme une sorte de « désacralisation » d’un état de grâce ancien dans lesquels les populations rurales auraient baigné; à leurs yeux, le développement des villes menaçait l’ordre et la paix sociale ni plus ni moins. On m’avait forcé à mettre un terme au volet urbain du programme d’aide au Sahel que je dirigeais à cette époque. Cette conception tenait plus de la théologie que de l’économie du développement. Pis encore, cette vision tournait le dos à toute l’histoire du développement et en ignorait les fondements et surtout toute la dynamique. C’était un fort mauvais service à rendre aux populations sahéliennes que de ne pas les aider à développer leurs villes en même temps qu’on entendait augmenter le bien-être et la production rurale. Mais les effets de mode sont extraordinairement pesants dans l’industrie du développement et il est toujours quasi-impossible d’en briser le joug.
J’étais donc plutôt déterminé à démontrer par des études concrètes l’erreur de telles politiques. J’en avait fait une articulation du programme de travail du Club dès l’été 1988. Ce sont donc ces considérations qui m’ont inspirées lorsque ma collègue Anne de Lattre m’a suggéré d’engager Jean-Marie Cour de la BIRD afin d’inclure dans le programme de travail du Club les activités WALTPS (West Africa Long Term Planification Studies). J’ai alors du faire preuve d’imagination pour trouver les financements nécessaires, sans heurter les susceptibilités ni les préjugés des donateurs. En fait j’ai épongé tous les fonds de tiroirs de tous les vieux projets terminés depuis la fondation du Club afin de financer la première phase sans demander l’autorisation préalable aux donateurs du Club.
Une des prémisses fondamentales de l’étude WALTPS reposait alors sur l’hypothèse suivante : « Les humains ne sont pas des sots et confrontés à des défis inédits, ils font quelque chose. » Ils ne demeurent pas assis à attendre que le destin change. C’était trop souvent hélas, l’image qui était projetée implicitement dans les grandes réunions internationales. On voyait apparaitre, en fond de scène, des projections linéaires et des tableaux sinistres qui démontraient que le croît démographique aurait partout des conséquences catastrophiques et à la limite de l’absurde. Cette linéarité simpliste des poncifs était aussi navrante que l’ignorance dans laquelle on maintenait bien des réalités cachées.
La réalité est complexe et savante. Bien avant que les campagnes deviennent pleines et dévastées, les gens bougent. Certains vont vers les villes avoisinantes et y créent de nouvelles opportunités. D’autres émigrent vers des villes lointaines, ailleurs en Afrique ou en Europe, d’où la plupart retournent des fonds vers leur famille. C’est ce qui pourrait en grande partie expliquer ces sommes considérables qui ont permis de financer la construction des villes Ouest-africaines et la création d’un nouveau capital agraire. Les transferts des travailleurs émigrés représentent des sommes importantes et, bien entendu, tout à fait occultées par un appareil statistique incompétent. Ces argents circulent secrètement parce que les gens ne font pas confiance à l’appareil formel, ni aux banques, ni aux états; mais l’argent circule néanmoins.
Voici, faute de statistiques fiables, une anecdote tout à fait édifiante sur ce sujet. Avant de fermer ses portes, la BIAO avait fait une expérience intéressante. Une succursale de la banque avait été ouverte dans le Bagnolet (un quartier au nord de Paris), là où habitait un grand nombre de travailleurs émigrés Sarakolés. La Banque certifiait que toute somme déposée un lundi serait créditée le vendredi de la même semaine dans un compte-miroir à Kayes. De cette manière, les émigrés pourraient faire parvenir une partie de leur épargne à leurs familles sans crainte. La BIAO comblait ainsi un besoin criant car il y a toujours de grands dangers à faire parvenir cet argent par le biais de passeurs internationaux. En treize mois, la BIAO avait ainsi transféré de Paris vers Kayes, près de US$25 millions… Bien plus que l’aide canadienne. Quand un capitaine voir surgir du brouillard la tête ainsi émergée d’un iceberg, il doit y porter la plus grande attention!
Il est difficile de comprendre l’énormité de l’investissement urbain sans tenir en compte ces versements secrets : les populations de l’Afrique de l’Ouest auront collectivement épargné et investi dans leur capital urbain plus de $200 milliards entre 1960 et 1990. En contraste, l’aide étrangère, toutes sources confondues et pour la même période aura contribué $50 milliards. Il semble évident qu’il faudra un jour se résoudre à évaluer d’une manière exhaustive et professionnelle, la véritable valeur des PIB de la région en mesurant les transferts de l’étranger, la production de l’économie souterraine, la création du capital urbain ainsi que les investissements tout aussi considérables et cachés liés à la modernisation de l’agriculture.
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