ANECDOTES DE BRÉBEUF
Cher ancien collègue, si tu t’es rendu jusqu’ici, peut-être voudras-tu m’envoyer tes commentaires en fin de texte, dans la section commentaire. Il me ferait plaisir de renouer avec ceux que j’ai connu à cette époque. Si tu veux recevoir une copie en haute définition d’une ou des photos, n’hésite pas à me le demander à:
jean_h.guilmette@videotron.ca
Classe d’éléments latins, 1955-56
(au centre P. Labrecque S.J.)
Introduction
Cette semaine, mon vieux collègue et camarade André Bouchard est décédé. Les médias lui rendent un bel hommage et j’en suis fort heureux. Mais ce n’est pas ce qui m’entraîne aujourd’hui à rédiger ces quelques lignes. Le chagrin de son départ m’a frappé comme un coup de fouet. J’avais deux ans de plus que lui et il me semble qu’à 66 ans, je demeure encore jeune et il me reste des décennies à vivre…!? Je me suis souvenu que l’été dernier nous avions fait le projet de nous voir, mais des événements inoppinés ont annulés ce projet. Je croyais qu’il y avait encore beaucoup de temps devant moi pour reprendre ce rendez-vous. La liberté de la retraite parait une ressource infinie. Le décès de Bouchard (c’est ainsi qu’on s’appelaient entre nous au collège) est venu me rappeler que le temps est très court devant nous. On ne doit plus perdre un instant ni une opportunité de faire aujourd’hui ce qu’on remettait à demain depuis des lanternes.
J’ai donc décidé d’afficher sur mon blog ces quelques anecdotes d’un temps passé ou serait-ce oublié, au pensionnat, le bon vieux collège classique Jean de Brébeuf, le formateur de nombreux brébôvidés comme André. C’est pour mes vieux camarades, les Jacques, Michel, Robert, Henri, Claude, Patrick, Jean, Gilles, Bernard, Paul et maints autres que je rend disponibles ces petites anecdotes sans malices, souvenirs d’un passé disparu. Et ce, avant qu’il soit trop tard…
Comment je me suis appelé Jean-H.
Enfant, on m’appelait Ti-Jean: “Ti-Jean viens ici! Ti-Jean fait pas ça! Ti-Jean sois gentil!”. Un jour, au camp Trois-Saumons, j’ai retrouvé un autre Ti-Jean Guilmette. C’était une circonstance unique, car des Guilmette, il n’y en a pas beaucoup; encore moins des Jean. Nous ne partagions pas la même hutte, mais notre linge propre nous revenait de la buanderie invariablement mélangé. Nous devions à chaque fois démêler tout ça, et rien n’est moins simple que de différencier deux paires de bobettes d’enfant. A l’époque, les mères cousaient de petites étiquettes au revers des vêtements, avec notre nom écrit avec un souci maternel à l’encre de chine.
Quelques années plus tard, je me préparais à aller à nouveau dans un camp d’été, je pense que c’était le camp Model à St-Faustin des Laurentides. Je demandai à maman d’ajouter une autre initiale à mon nom afin d’éviter que ne se reproduise la même méprise. Je choisis le H de Henri, parce que je trouvais la forme belle: deux colonnes bien droites réunies par un trait, ça avait plus de style que le C de Charles, mon second prénom.
J’étais alors pensionnaire à Brébeuf. Au retour d’un de ces étés passé au camp, mon voisin de lit, je crois me rappeler que c’était Ti-Paul Biron, a aperçu sur le revers de mon pyjama l’étiquette où était inscrit “Jean H Guilmette” et il en a tiré matière à moquerie. A cette époque, la “middle initial” ça n’existait pas, et des noms composés il y en avait très peu: Jean-Paul, Jean-Marie et Jean-François, c’est tout. Nous dormions dans un grand dortoir où étaient rangés près d’une centaine de lits: tout était matière à chahut. En moins de trois, tout le dortoir scandait: ”Jean hache! Jean hache!”.
La seule manière de récupérer cela et d’éviter la taquinerie et le ridicule, était de carrément porter ce nom. Dès le lendemain, je signais Jean-H. Guilmette partout. Au collège on s’appelait généralement par son patronyme: Demontigny, Martel, Lanctot, Archambault, Garcia, Vinay, etc. Mes camarades continuèrent néanmoins de m’appeler Jean-H.: c’était devenu un surnom. On l’a même transformé en Joe-H. pendant une époque de cette vie estudiantine.
J’ai gardé ce nom de Jean-H. jusqu’à ce jour: il m’est même arrivé de recevoir du courrier ainsi adressé au bureau: M. Jean Ashe ou Hache. Pour bien des gens je n’ai pas d’autre nom.
Le p’tit père Desjardins m’amène sur le toit du collège
Syntaxe A, 56-57
(P.Jean Desjardins S.J. au centre)
C’était un samedi soir. Nous étions tous couchés dans le grand dortoir des petits. Je pense que j’étais en syntaxe et qu’il devait être onze heures. Je ne me souviens plus très bien pourquoi, mais je devais pleurer dans mon lit: un chagrin de gamin, j’avais douze ans.
Le surveillant de dortoir s’appelait Jean Desjardins S.J. Il couchait dans une chambrette attenante au dortoir. C’était sa coutume de faire une ronde à cette heure-là. Il m’entendit et me demanda de venir avec lui. Je le suivis donc, simplement vêtu de mon pyjama et d’un kimono de coton rouge. Il s’est contenté de m’amener sur le toit du collège, du côté du cloître. On y trouvait plusieurs instruments de mesure de la température. Une éolienne pour mesurer la vitesse du vent, un bac surmonté d’un entonnoir pour mesurer la pluie, et surtout une fascinante boule de cristal; celle-ci servait de loupe, et quand le soleil se pointait au dessus, elle brûlait une ligne fine sur une feuille de papier graduée. De cette façon on pouvait savoir combien il y avait eu d’heures d’ensoleillement la veille. Je trouvais cette chose magnifiquement ingénieuse.
Une pleine lune, déjà bien haute dans un superbe ciel de nuit nous éclairait. En silhouettes chinoises, l’université de Montréal et l’Oratoire St-Joseph se profilaient sur l’horizon arrondi du Mont-Royal. La brise, douce et chaude a doucement calmé mon anxiété. Sans rien dire de plus que des banalités, sans me demander d’expliquer mon chagrin, le p’tit-père Desjardins a chassé mon spleen. Je garde un profond souvenir de cette petite nuit de septembre 1956.
Des châtiments et d’un temps qui passe
Ma première syntaxe en 1956-57 aura été le moment le plus creux de mon adolescence. Je ne comprenais rien dans mes difficultés d’apprentissage, non plus que mes parents au demeurant. On m’a alors envoyé voir le Dr Boisvert, un psy spécialisé dans les cas de mon espèce. Après une demi douzaine de visites, il aurait alors expliqué à mes parents que je faisais parti d’une minorité d’esprits “divergents”, par opposition aux être normaux, les “convergents” qui eux, représentaient 97% de la population. Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris que je partageais avec d’autres enfants plusieurs des caractéristiques typiques des dyslexiques.
Mais j’étais plus chanceux que la plupart de ceux-ci. Je dois au père Tanguay, surnommé Caton parce qu’il ressemblait au buste de Caton l’ancien- celui qui répétait “Cartaginem esse delendam”, d’avoir pu terminer mon cours classique. Il était le préfet des études au collège Ste-Marie en 1954, l’année où j’entrepris mon cours classique en éléments latins “C”. C’était une classe expérimentale au sein de laquelle on entrait après la cinquième année, plutôt qu’après la sixième voire la septième année du primaire. Caton aurait alors pressenti mes difficultés d’apprentissage et aurait écrit dans mon dossier -c’est ce que m’expliqua le R.P. Édouard Trudeau vingt ans plus tard: “Ce garçon aura des difficultés au début mais devrait terminer son cours classique. C’est un individu qui se trouvera dans la quarantaine”. Une telle préscience me fait frémir, car il avait raison sur toute la ligne. Je mis onze ans à faire un cours classique de huit ans et c’est vraiment à 40 ans que je découvris qui j’étais vraiment.
Mes difficultés d’apprentissage se sont rapidement transformées en problèmes de comportement. Un sentiment de révolte s’est mis à gronder en moi et il a duré bien longtemps. En conséquence, j’ai bien connu l’éventail créatif des punitions et châtiments typiques d’un pensionnat du milieu du XXème siècle.
A Brébeuf, les châtiments étaient d’un autre âge: retenues, agenouillements, et éventuellement la “sly”. Pour une faute mineure en classe, le prof pouvait vous mettre à genoux, en avant de la classe, quelquefois dans le coin; cela durait de dix minutes à une demi-heure. Il pouvait aussi vous infliger un copiage, du genre, “je ne parlerai plus en classe” à recopier 100 ou 200 fois. Pour un geste plus grave, il vous expulsait et vous deviez revenir muni d’un billet d’entrée appelé “Excusatur” délivré par le préfet de discipline. Selon la récurrence de vos expulsions, ce dernier décidait du châtiment à subir. La retenue du jeudi après-midi était le niveau premier des punitions. Il y avait de petites retenues d’une heure, de deux heures et enfin, la totale, de quatre heures, qui devait s’étendre sur deux jeudis après-midi. Pour les récidivistes incurables, le préfet pouvait alors donner la “sly”. C’était une languette de cuir, du genre de celles qui servaient aux barbiers pour affiler leurs rasoirs. Le châtiment allait de deux coups par main jusqu’à un maximum de huit coups. On devait tenir la main ferme devant soi et surtout ne pas jouer à l’enlever à la dernière seconde. On se forçait pour ne pas pleurer. Crier était le signe des femelettes. C’était une épreuve initiatique pour les fortes têtes. Si la main saignait, le préfet devait automatiquement arrêter le châtiment. Une légende voulait qu’en se frottant la main avec de l’arcanson (la colophane que les violonistes utilisent pour enduire les crins de leurs archets) la peau craquait et se mettait à saigner dès les premiers coups. Je n’ai jamais connu personne qui ait utilisé ce truc, mais on en parlait comme une vérité incontestable.
Les bulletins mensuels étaient assortis d’une évaluation disciplinaire. Chaque professeur ainsi que les surveillants d’études et de récréation, notaient l’élève semaine après semaine. En rétrospective le système était rigoureux et plutôt mignon. Les bonnes et mauvaises notes étaient nommées et quantifiées algébriquement. Une très bonne note s’appelait “A” et donnait 8 bons points. Elle était suivie d’un “Ae” ( 4 points) et d’un “E” (2 points). Puis il y avait les mauvaises notes: “Io” (moins 8 points), “I” (moins 4 points) et enfin “Ei” (moins 2 points). On additionnait le tout à la fin du mois pour donner une note cumulative qui pouvait varier entre plus 32 et moins 32. Je n’ai jamais eu plus 32 et je ne me souviens pas bien ce que donnait les plus 8, plus 20 etc. Mais j’ai plutôt bien connu à cette époque l’échelle des punitions. Moins 8 donnait une retenue de deux heures, à servir le jeudi après-midi suivant. Moins 12 et c’était alors 4 heures de retenue, soit deux jeudis après-midi. Moins 24 et vous passiez tous les jeudis du mois en retenue. Au delà, vous commenciez les retenues du dimanche après-midi. Moins 32 vous amenait au préfet de discipline qui pouvait assortir les retenues des jeudis et des dimanches d’un châtiment corporel, la fameuse “sly”. En février ou en mars 1957 j’ai ainsi eu droit à la totale, moins 32. Le préfet, le R.P. Laramée S.J., m’a alors admonesté et claqué les mains avec la “strappe” de cuir.
1960- Biron, Giasson, Demontigny, Saulnier, Rochon et, dans les rideaux, Vinay
Je me suis vanté d’avoir enduré 8 coups, mais en fait la “fesse volante”, ainsi nommé à cause de son crâne dégarni qu’on voyait flotter au dessus des portes de toilettes, ne m’avait donné que 4 coups. Peut-être avait-il compris que j’étais plus turbulent que méchant, qui sait! Si je raconte cela aujourd’hui c’est pour mieux faire comprendre le contexte de cette époque.
Toute cette panoplie de punitions et de châtiments ne me paraissait pas outrancière. Les garçons n’intuitionnent pas la signification ni le sens de la discipline. Les pédagogues jésuites avaient compris que les ados doivent comprendre ce concept indirectement. Les honneurs, récompenses et châtiments étaient un peu comme la musique de fonds en arrière plan d’un film: un élément secondaire certes, mais essentiel pour donner une direction à la construction de l’esprit.
Appliqué avec rigueur, le système de notation me paraissait plutôt juste; il ne permettait pas qu’un seul individu qui aurait pris un élève en grippe dénature la perception globale du comportement de ce dernier; c’était une forme d’évaluation à 360 degrés. Quand à la “sly”, cela faisait parti de l’apprentissage de ce qu’il faut endurer pour être un homme, un peu comme ce que devait être l’apprentissage d’un futur chevalier au moyen-âge.
Huit coups dans chaque main, ça c’était la consécration..!! Hélas, je n’étais pas assez méchant; il m’aura fallu mentir pour m’élever d’un cran.
La raquette à Fidel Castro
Méthode 58-59
(Au centre p.Blondeau S.J.)
Quelque temps plus tard, Fidel Castro chassa le dictateur Batista de la Havane. Castro est venu à Montréal quelques mois plus tard: on l’y a accueilli en héros, probablement parce qu’à ce moment l’archevêché de Montréal ne savait pas qu’en réalité c’était un bien vilain communiste dans l’âme. Il venait recueillir à la fois le support politique des Canadiens, mais aussi de l’aide pour la population cubaine. Une cueillette de vêtements usagés fut organisée.
Tout-à-coup, au beau milieu de l’après-midi, une chose étrange arrive. On voit surgir un cortège de bagnoles qui remontent le Chemin de la côte Ste-Catherine et passent devant Brébeuf. Castro est assis sur le dossier du siège arrière, dans une grosse voiture décapotable, et il fait des saluts de la main comme Miss Montréal pendant le défilé de la St-Jean. Je n’ai jamais compris ce qu’une parade pouvait faire là: vraisemblablement le chauffeur s’était trompé de rue Ste-Catherine.
Quoiqu’il en fût (notez, au passage, une syntaxe d’un autre âge), je jouais à ce moment au tennis – Brébeuf est un collège cossu pour jeunes gens bien: on y trouve des courts de tennis – et je tenais en main ma raquette tout en courant le long de la voiture de Castro. Au moment de lui serrer la main, je lui tends ma raquette. Je ne sais comment expliquer ce geste impulsif, sinon que j’avais entendu dire qu’on jouait beaucoup au tennis à Cuba; je croyais ainsi contribuer aux bonnes oeuvres cubaines. Castro m’a regardé en souriant – il souriait à tout le monde de toute façon – et sans trop bien comprendre ce que je lui voulais, il m’a remis ma raquette.
C’était une vieille raquette que j’avais héritée de papa, une Dunlop maxply. Peut-être que si Castro l’avait gardée on m’en aurait donné une neuve: qui sait?
Elections à la RDA.
(au centre Claude Corbo)
Comment on évite une messe
Le pensionnat des années 50 n’avait rien à voir avec ce qu’il en reste de nos jours. Nous demeurions au collège sept jours sur sept. Nous avions congé de classe les mardis et jeudis après-midi jusqu’à l’étude du soir qui commençait à cinq heures. Les samedis matin, nous avions classe et en après-midi, examen. Tous les élèves y compris les externes devaient assister à la grand messe au collège tous les dimanches matin, à neuf heures. Une semaine sur deux, les pensionnaires avaient congé; jusqu’à cinq heures, une fois par mois et jusqu’aux vêpres du soir, pour le second congé du mois. Nous vivions ainsi une vie presque monacale, entre garçons.
Se sauver de la messe du dimanche était une véritable épreuve de courage – on pourrait dire de témérité, dans les années où le préfet de discipline était un individu coriace. C’était le cas quand je suis arrivé au collège et que j’ai aperçu pour la première fois le père Laramée, – la Fesse volante – ainsi surnommé parce que son crane dénudé rappelait la forme inversée d’une des fameuse soucoupes volantes de l’après-guerre.
Il savait sournoisement se poster aux portes de côté et surprendre les délinquants. Les châtiments pour un tel manquement au devoir étaient exemplaires.
Au primaire, on m’a enseigné à servir la messe, mais je n’ai utilisé ce savoir-faire que deux ou trois petites fois dans ma vie. L’une de celles-là fut lors du mariage de tante Françoise. L’autre fois, je servis la messe de celui qu’on appelait “l’Autruche” car il possédait un crâne chauve et bossu précairement perché sur un cou long, toujours penché vers l’avant. Il enseignait l’eschatologie chez les philos. En sus d’enseigner une matière des plus mystérieuses, – ce cours avait disparu quand j’ai atteint l’âge de la philo., l’Autruche était un personnage excentrique et mythique.
Servir une messe pour l’Autruche était une expérience rocambolesque. Distrait, maladroit et sans égard aux convenances, il lui arrivait de péter bruyamment au moment solennel de la consécration. Il cognait sans ménagement le calice contre la burette de vin. Il pouvait interrompre l’élévation pour roter profondément, ou pour ouvrir toute grande la fenêtre en plein milieu de l’hiver; bien entendu, il interrompait à nouveau le service religieux deux minutes plus tard pour refermer avec fracas la même fenêtre, parce qu’il faisait froid en diable. Bref, servir cette messe tenait de la commedia dell’arte.
Il disait toujours la messe seul, dans un des petits autels secondaires qui longeaient la grande chapelle et se trouvaient tout près du cloître des pères. Le jour où je servis sa messe, alors que maladroitement il tentait de passer la chasuble par dessus sa tête, il m’enjoignit d’aller lui chercher un truc quelconque dans sa chambre, son missel peut-être ou son mouchoir, c’est pareil. Sa chambre était placée au premier étage du cloître. Il me fallut m’enfoncer dans le saint des saints, là où seuls pénétraient les élus de la communauté de Jésus. Derrière le maître-autel, une porte communiquait avec le cloître. Tout droit devant, il y avait un escalier qui conduisait à l’étage inférieur ainsi qu’à une petite porte un peu dérobée: elle menait au jardin des pères. Je notai qu’à l’heure de la messe, le cloître était vide, par définition, en quelque sorte.
Pour réussir à m’évader de la messe obligatoire, il me fallait m’avancer avec beaucoup d’aplomb jusque devant le grand autel, faire une génuflexion bien appuyée avec la tête bien penchée vers le sol, et contourner le maître-autel comme quelqu’un qui va servir la messe. Puis, arrivait le moment où le coeur bat la chamade et où la peur vous ankylose les jambes: avec le même aplomb, il me fallait franchir la porte du cloître, enfiler l’escalier, sortir par la porte dérobée et marcher d’un pas normal vers le petit bois qui séparait le collège de la rue Maplewood. A chaque étape, je m’étais construit une réponse plausible au cas où un père déciderait de m’interroger.
Une fois, deux, peut-être, j’ai ainsi réussi l’exploit de me sauver de la messe dominicale sans me faire prendre. Cela demeure l’une des prouesses dont je suis encore très fier.
C’est ainsi que j’ai découvert comment me sortir d’un grave problème: la solution est au coeur de celui-ci, nulle part ailleurs. Il est inutile de tenter d’ingénieuses manoeuvres de diversion, ça ne marche jamais.
De grands champions… M’enfin presque
Je suis un “grand sculpteur” depuis l’âge de onze ans
C’est en classe d’Éléments Latins, à l’automne 1956, que j’ai débuté mes cours d’art avec le père Lang S.J. au collège Brébeuf. Pendant plusieurs années j’y était pensionnaire et à l’époque on demeurait au collège tout le mois, avec deux minces petits congés par mois, entre la fin de la grand messe, vers onze heures trente et l’étude du soir à cinq heures moins quart. Nous avions congés les mardis et jeudis après-midi, mais nous demeurions en classe toute la journée du samedi. Ainsi donc, avec les soirées du samedi, cela laissait bien quatre ou cinq heures par semaines pour la pratique du dessin et du modelage.
Le père Lang était né à Prague où il avait appris l’art dans les plus pures traditions classiques. Un jour il plaçait une réplique en plâtre du David de Michel-Ange. Après avoir dessiné les masse et les ombres, on mettait une page vierge sur la première et on écorchait le modèle pour révéler les muscles et leurs attaches, puis on répétait l’opération en dessinant l’ossature. Un autre jour, c’était un squelette placé dans une position quelconque qu’on dessinait, puis sur lequel on ajoutait les muscles et enfin les ombres et les masses. A quatorze ans je savais ce qu’étaient la crête iliaque, le cubitus et l’humérus. Cet enseignement s’emboitait fort bien avec la formation gréco-latine qui était au centre du cours classique de l’époque. En classe je regardais avec admiration les marbres de Praxitèle, les nombreuses Vénus et Aphrodite et bien d’autres belles qui illustraient nos manuels.
A 12 ans, j’ai visité le MOMA de New York avec mes parents. Ceux-ci m’ont laissé aller où je voulais pendant qu’ils allaient se délecter de Titien, Rembrandt et d’autres Fragonardises. Une heure ou deux plus tard ma mère est revenu me chercher. Elle m’a trouvé là où j’avais passé la plus large partie de mon temps, autour du grand Penseur de Rodin. Semble-t-il que des larmes coulaient sur mes joues sans que je ne m’en rende compte. Elle a alors déclaré, et répété à de nombreuses occasions par la suite, que ce jour-là, j’avais eu une “émotion artistique”… Maman a toujours eu le sens de la formule sonnante et trébuchante.
Ainsi donc jusqu’à l’âge de seize ans, lorsqu’on me demandait ce que j’allait faire plus tard, ma réponse demeurait la même: “Sculpteur”. Je n’avais guère de talent comme peintre, je dessinais assez bien, mais mon admiration pour la sculpture n’avait pas de fin. Si la vocation existe vraiment, cela aurait été ma vocation. Il faut préciser que j’avais de profondes difficultés d’apprentissage qui n’allaient pas de pair avec mes habiletés intellectuelles mesurées par les tests courants à l’époque. Le Psychiatre Boisvert, spécialiste des enfants à problèmes passa quelques mois à diagnostiquer la source de mon problème. Il parla alors d’une forme d’intelligence atypique, qu’il nommait “divergente”, par rapport aux autres 97% de la population qui eux, étaient des “convergents”. Aujourd’hui, on parlerait de certains troubles associés à la dyslexie. Peu importe, mes souffrances reliées à mes piètres résultats scolaires, engendraient une mauvaise estime de soi et un comportement rebelle qui me valu bien des heures de retenues.
Un jour, à l’hiver de ma versification, alors que mes collègues regardaient la finale de la coupe Stanley, le père Lang me fit une étrange proposition tout en me mettant en garde de n’en parler à qui que ce soit. Je pouvais assister à une classe spéciale du samedi soir, généralement réservée aux plus vieux, ceux de Rhétorique ou de Philo. Ce soir là, et pour quatre ou cinq fois avant la fin de l’année, je participai à une vraie classe de nu. Un modèle, une fois un homme et l’autre fois une femme, posait nu (enfin derrière un petit cache-sexe) et nous dessinions tout autour comme dans les films. Je ne me souviens pas des noms de mes confrères, mais je conserve en mémoire qu’un ou deux d’entre eux peignaient alors avec vigueur dans un style un peu cubiste. Pour ma part je travaillais au fusain, humblement tapi dans un coin. Si cette histoire vaut la peine d’être racontée, c’est que je me dois aujourd’hui, de rendre grâce au père Lang de m’avoir fait confiance à une époque où les autres désespéraient de moi. Rien n’aurait pu contribuer avec plus d’efficacité à me redonner un peu d’estime de soi. C’est peut-être pourquoi, je n’ai jamais trahi ce secret. Ni mes parents ni mes autres confrères n’en ont entendu parler. Je pense que le père Lang, à raison d’ailleurs, craignait qu’un parent trouve cela trop osé et se plaigne auprès des autorités du collège. Mais pourquoi m’a-t-il fait confiance? Cela demeure un mystère à ce jour.
Mon adolescence, s’est donc ancrée dans la révolte et la contestation, comme celle de tous mes camarades. En rétrospective, je constate que je n’étais pas vraiment en crise contre la discipline. J’avais très tôt appris à en apprécier ses mérites: il faut respecter la discipline du sculpteur, du dessinateur ou du sportif si l’on veut arriver à quelques chose. Mais je détestais qu’on m’imposât des idées, quelles qu’elles soient. Je contestais l’obligation d’aller à la messe du matin, d’abord et avant tout parce que je n’y croyais plus. Je ne voulais pas être à la mode, ni en “life style”, ni en politique, ni en art; je cherchais à trouver mon identité, et j’abhorrais l’idée d’y retrouver celle des autres.
Je suis né en 1944, ainsi les années soixante et notre fameuse révolution tranquille débutent avec mes seize ans. Dans les années qui suivront la mort de Maurice Duplessis, tout changera : l’art, l’éducation, la religion, la politique, la technologie, toutes les choses qui étaient demeuré figées pendant trop longtemps furent bousculées, anéanties, remplacées, dédaignées. Je vis apparaître alors un art nouveau qui ne correspondait guère à mes sensibilités. Les artistes branchés de Montréal pondaient des chef-d’oeuvres terriblement cérébraux, parfois même en niant l’émotion qui pour moi était comme le sang qui coule dans nos veines.
J’ai alors constaté que les canons du classicisme des années quarante et cinquante étaient promptement remplacé par de nouveaux diktats. L’artiste croyait avoir gagné sa liberté, mais celle-ci était encore une fois conditionnelle à son respect des nouvelles formes, des nouvelles conventions. J’en arrivai à la conclusion que je n’avais aucune chance de survivre en tant qu’artiste dans un univers dominé par une forme perverse de néo-conservatisme. Je me suis dit: “Ils vont dire que ce que je fais, Maillol ou Rodin l’a déjà dit; ils vont m’éliminer du champ”. Par dessus tout, je ne voulais pas être un sculpteur minable, un artisan à la petite semaine: c’était Michel-Ange ou rien. J’ai donc tout simplement enfoui mes ambitions dans un recoin de ma mémoire et je n’ai plus jamais vraiment terminé une sculpture avant l’été 1998. Si elle n’était pas terminé, on ne pouvait pas dire qu’elle était belle, mais à contrario, on ne pouvait pas non plus dire qu’elle était laide; c’était une manière de protéger ma secrète ambition de grand artiste.
A l’âge de 54 ans, je me suis dit qu’il était temps que je fasse ce que j’avais toujours voulu faire, peu importe que je sois “tendance”, peu importe que je ne sois ni Moore, ni Maillol ni Louise Bourgeois. “Que ceux qui aiment ce que je fais, s’arrêtent, caressent la pierre et que ceux qui n’aiment pas passent leur chemin sans mots dire”. Ma seule ambition spécifique était d’être reconnu par mes pairs comme sculpteur professionnel. J’ai depuis atteint ce statut et je n’en demande pas plus. Maintenant que j’ai pris ma retraite de la Fonction Publique, ma carte de visite arbore la profession de sculpteur.
C’est donc par ce très long et curieux cheminement que ma cinquantaine a bouclé la boucle avec les grands rêves de mon adolescence.
Versification – 59-60
au centre, Jean Bienvenu S.J.
Des ortolans et du péché solitaire
En 1990, alors que nous habitions Paris, j’ai été opéré à l’hôpital de Suresne. A l’entrée, il y a une grande plaque où on a gravé ces mots, peut-être dans les années trente, à en juger par l’architecture: “Hôpital franco-américain destiné à la promotion des classes moyennes” – on trouve vraiment toutes sortes de choses mignonnes en France. Après mon opération, je me suis retrouvé en convalescence à la maison, à zapper entre les cinq chaînes de la télé française. Ce nombre quelque peu étriqué, serait semble-t-il lié au “PAF”, je pense que cela veut dire “profil audiovisuel français”. En conséquence, quand on vit en France, il vaut mieux aimer lire.
Quoiqu’il en soit, je tombe tout à coup sur une scène invraisemblable. Avec le plus grand des sérieux, des gens se laissent interviewer dans la clandestinité, en cachant leur visage comme les terroristes basques. Ils sont assis autour d’une grande table dans une voûte gothique. C’est une société secrète qui se délecte d’ortolan, un tout petit oiseau, dont la chasse est interdite par la Communauté Européenne. Une voix off explique comment on braconne le volatile dans de petites cages, puis on l’engraisse de graines de premier choix et lorsqu’on a décidé de se payer un gueuleton d’ortolan, on l’assoiffe pendant deux jours. En fin de quoi, on l’abreuve à l’armagnac. L’ortolan (prononcer “ortolagne”, à la provençale) boit goulûment de ce délicieux nectar qui va parfumer ses petits intestins, et en moins de deux, il pète un infarctus fatal. On lui enlève les plumes et on le rôtit dans de petites barquettes individuelles. C’est, paraît-il le fin du fin de la cuisine gasconne.
La caméra fait alors un long travelling arrière, dramatique et théâtral, comme dans un film de la nouvelle vague – un truc d’un autre âge, encore une fois. Tous les gens autour de la table sont coiffés d’une grande serviette blanche qui descend au-dessus du plat et il plongent le nez dans la barquette sans piper mot.
- “Bon”, me dis-je, “ces gens ont vraiment peur du garde-champêtre”.
Mais pas du tout! La voix off explique alors, que se délecter d’ortolan est un tel plaisir que cela doit être accompli dans le plus grand silence; si les dîneurs se couvrent la tête, c’est afin de ne perdre aucune des effluves délectables qui se dégagent du rôti minuscule et imprégné d’armagnac. Manger de “l’ortolagne”c’est pas n’importe quoi.
Je suis complètement soufflé: il faut craindre et respecter les gens qui sont disposés à pousser si loin le plaisir gustatif.
Et à l’instant même, j’ai un flash. Le cerveau établi des connections entre des choses dont les liens sont ténus, mais non moins réels. J’ai, moi aussi connu autrefois, quelqu’un qui avait, pour ainsi dire, la passion des petits oiseaux.
Ça devait être à l’automne de versification, – c’est à peu près l’équivalent du secondaire cinq -, les deux classes sont réunies à la grande chapelle du collège, – une merveille en marbre crème, dans le style jésuite, – pour y entendre prêcher une retraite. C’est ma première expérience dans ce domaine et je suis intrigué, car les retraites faisaient partie du rituel adulte des Québécois des vieilles années. Pour un jeune pensionnaire d’un collège classique, c ’était presqu’aussi important que la première “draffe” à la taverne. Ce qui ne pourrait venir que bien plus tard.
Chez les jésuites, l’art de prêcher une retraite était poussé au delà de tous les raffinements imaginables: n’en déplaise aux bénédictins, les jésuites étaient reconnus comme les Bernard Pivot de la retraite, et les bons prédicateurs se faisaient de rondelettes sommes en parcourant la province pendant le temps du carême. Les jésuites, ayant fait voeu de pauvreté devaient investir ces revenus dans …? Je réalise aujourd’hui que je n’ai pas la moindre idée de ce que doit être la gestion d’un portefeuille jésuite.
Ce jour-là, nous avons droit à l’introduction aux fameux “Six jours de Saint-Ignace”: ce sera tout juste une entrée en matière. Plus tard, nous promet-on, nous aurons droit à tout le cérémonial. Le père jésuite qui nous intronise au monde du péché et de la spiritualité, est un pro parmi les pros. Rubicond, chauve, il a une voix grave et chaude qu’il sait moduler mieux encore que Pavarotti.
Malheureusement je ne suis pas très concentré et j’en ai oublié de grands bouts: à l’époque, mon esprit avait plutôt l’habitude de s’engager dans de profondes rêveries, dès que j’entendais un professeur s’embarquer dans une explication compliquée. Mais, à un moment donné, la voix du père se fait toute douce, mielleuse; il faut se pencher pour entendre, – c’est un artifice théâtral que j’ai appris à repérer depuis. J’écoute attentivement.
“Tu es un petit oiseau dans la main du bon Dieu”, dit-il en s’avançant à pas feutrés vers nous dans l’allée, comme un gros matou rusé. Sa main droite couvre sa main gauche et flatte tout doucement ce qui doit être notre petite âme. “Il te regarde!… Il te laisse vivre!… Il te caresse tout doucement!… Il te tiens dans sa main!” Sa voix continue de baisser progressivement pour n’être plus qu’un mince filet et pour saisir ses mots, nous sommes prostrés, hallucinés dans le plus grand des silences.
- “Et tout à coup… (longue pause)…COUIC”. Sa voix claque alors comme un coup de fouet pendant que sa main se referme brutalement sur le malheureux petit oiseau qui trépasse à cet instant. “Dieu peut venir te chercher à n’importe quel moment…Es-tu en état de grâce?”.
Tous les élèves des deux classes, sans la moindre exception, avons été subjugués sur le coup. C’est à chacun d’entre nous qu’il venait de tordre le cou; c’est chacun d’entre nous qui devait instantanément interpeller sa conscience. “Ai-je commis hier le misérable péché solitaire?” De ma vie, je vous le jure, je n’ai jamais vécu un instant dramatique aussi bien orchestré et parfaitement réalisé. Il devait bien pratiquer son petit boniment vingt fois par année depuis vingt ans et son numéro était réglé comme une horloge suisse. Nul doute, c’était un truc efficace.
Quand, trente-deux ans plus tard, j’ai vu mes ortolans péter d’un infarctus à l’armagnac, dans “la main du bon Dieu” en quelque sorte, je n’ai pu m’empêcher de souhaiter qu’il ne se soient pas masturbés la veille.
Maudit Pinard
J’étais en classe de versification quand, par une belle journée de printemps 1960, je fus brusquement interpellé par Daniel Pinard et Yves Tachereau. Ces deux étudiants étaient alors en classe de rhétorique - deux ans plus avancés que moi. Ils faisaient partie des intellos, pas des sportifs. Ce jour-là, pour une raison qui demeure encore mystérieuse, ils s’étaient transformés en “sondeurs”.
- “Quel est ton poète favori?” me demanda Pinard.
Confronté à cette question inopinée, pris de court, je répondis le premier nom qui me passa par la tête:
- “Heu! Péguy.”
Et le jugement sans ménagement de maître Pinard tomba alors comme un couteau brûlant dans une motte de beurre chaud:
- “Un choix d’adolescent”, dit-il à Tachereau, d’un ton entendu en se dirigeant vers un autre camarade.
Ce qui me turlupine depuis, c’est d’avoir manqué d’à-propos au point de ne même plus savoir ce que j’aimais. En fait Péguy était – il doit l’être encore – un poète extraordinairement ennuyeux dont l’étude m’avait parue rasante au plus haut point. Charles Péguy est un chantre du catholicisme, un peu à droite du pape Pie XII. Il avait la manie de faire des poèmes dans lesquels se suivaient des phrases toutes pareilles, alignées comme des wagons de chemin de fer. Il y faisait l’apologie de Marie la vierge et mère, du mysticisme, et tutti quanti. Le Père Jean Bienvenu S.J., professeur de versification, en avait fait un de ses héros.
A l’époque je craquais complètement pour Beaudelaire, que j’avais appris à aimer grâce à la mise en musique des Fleurs du Mal par Léo Ferré. Voilà donc une autre des profondes humiliations de ma vie: n’avoir pas su défendre mes goûts, intimidé par l’imprévu.
A chaque fois que je regarde l’émission de Pinard à la télé, – c’est lui, les Pinardises -, il me revient en mémoire un souvenir amer et picon: …maudit Pinard!
Belles lettres 60-61
Au centre, M. Houben
Concernant l’homosexualité à Brébeuf
J’ignore si j’étais le seul naïf du collège, mais je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était l’homosexualité ni qui l’était parmi mes collègues. Il y avait Michel Girouard qui devait bien être un «fifi» principalement parce qu’il portait son bras à angle droit du corps et qu’il tenait sa main toute molle; en plus, il chantait en soprano-colorature le Minuit chrétien. Ça devait être ça, l’homosexualité !
Aucun prêtre du collège ne m’a jamais touché, sauf le père préfet avec la strappe bien entendu. Je n’ai jamais participé aux commérages concernant les collègues, ni au collège, ni au travail. Les blagues des Cyniques concernant les frères qui couchaient dans le même lit par mesure d’économie m’ont d’abord échappé, mais j’ai ri avec les autres et pris un air entendu. Bon! Je ne suis pas complètement demeuré, et j’ai fini par comprendre l’allusion, mais d’une manière parfaitement abstraite, c’est à dire sans vraiment imaginer ce qui pouvait bien se passer dans le lit des frères. Durant toutes les longues années de collège, ce sujet est donc demeuré un sujet lointain et abstrait.
Un jour, j’avais au moins trente-cinq ans, quelqu’un m’a dit qu’untel était homosexuel. «Impossible», ai-je répondu, «il gardait les buts au collège»… C’est dire combien profonde était mon ignorance: en somme, un bon gardien de but qui n’avait pas les manières féminines d’un Michel Girouard ne pouvait donc pas être de la jaquette. J’ai pris le temps de comprendre ce que c’était quand un de mes fils m’appris qu’il était lui-même homosexuel. En tout état de cause, je me suis surpris à découvrir alors que cela ne me dérangeait pas. Certes, l’inconvénient de ne pas avoir de petits enfants me privait d’un pan entier de la paternité, mais on se fait à l’idée. J’ai consulté quelques anciens collègues qui m’ont semblé aussi tolérants que moi à cet égard.
C’est ainsi que quand Daniel Pinard a fait son «coming-out», j’ai été aussi étonné que le reste des téléspectateurs du Québec.
Le jour où j’ai annoncé que je n’allais plus à la messe
Au second semestre de ma versification, j’ai cessé de pratiquer – c’est ainsi qu’on faisait une discrète allusion à l’apparition de l’athéisme. Je ne saurais trop expliquer pourquoi: c’était peut-être une manifestation de ma révolte d’adolescent. Était-ce parce que je manquais de profondeur spirituelle? Enfin bref, je n’allais plus à la messe du dimanche que forcé par les règlements de vie au pensionnat. J’avais en sainte horreur la messe quotidienne du matin.
Au premier semestre de Belles-Lettres, en 1960, j’étais devenu un impénitent endurci. Pendant cette ennuyeuse messe matinale, le père Larchevêque me surprit un bon matin à lire un livre profane, caché dans un étui de cuir noir, destiné normalement à recouvrir un missel. Je pense qu’il s’agissait des “Mains sales” de Sartre, un livre tout particulièrement profane. Je fus chassé instantanément du collège pour une période indéterminée. Éventuellement, on m’autorisa à poursuivre mes études au collège, à la condition toutefois, de ne plus être pensionnaire.
Nous habitions sur McDougall, à Outremont, ce n’était donc pas un choix bien difficile. En 1960, la pratique de la messe du dimanche obligatoire au collège pour les externes avait été abandonnée. Afin d’éviter une méchante querelle avec mes parents, je cachai mon abandon des pratiques religieuses. Le dimanche, pendant l’heure de la messe, mon ami Michel Benoit et moi, prenions de longues marches. Nous philosophions avec sagesse et profondeur sur des thèmes difficiles comme l’amour libre. L’automne arrivant, je rentrai un jour à la maison, les joues d’un beau rouge vif à cause du froid. Maman me regarda alors longtemps et me dit:
- “Tu n’as pas été à la messe, n’est-ce pas!?”
-“Bon,” me dis-je, “me voilà pris dans une autre chicane; mieux vaut régler cela le plus vite possible.”
- “Non, maman, je ne vais plus à la messe,” dis-je d’un ton décidé et qui se voulait intransigeant.
-“Depuis quand?” me demanda-t-elle, en suivant la question d’un regard appuyé.
- “A peu près six mois.”
- “Et tu ne nous l’as pas dit avant!”
- “Ben, heu! J’avais pas le goût de me quereller sur ce sujet.”
Et c’est alors que ma mère laissa tomber sa bombe:
- “Te rends-tu compte que, pendant tout ce temps, ton père et moi avons été à la messe tous les dimanches afin d’éviter de te troubler! Et ça fait six mois qu’on se farcit cette corvée inutilement!”
Il me faut expliquer qu’on enseignait aux enfants que c’était un grave péché que de ne pas aller à la messe du dimanche: mes parents avaient craint tout ce temps de me troubler en me coinçant entre deux standards: l’un pour la maison et l’autre pour l’école. Mais mon père était un athée convaincu depuis fort longtemps, dans la foulée de grand-papa Guilmette. En somme je perpétue une lignée d’impénitents et de païens.
Depuis je ne suis plus allé à messe que pour les mariages et les funérailles.
Papa rencontre Monsieur Lambert
Philo 1 – 62-63
Au centre M. Lambert
Papa m’a donné quelques occasions de mesurer combien il était disposé à “monter aux barricades”, comme se plaisent à dire les journalistes français, pour me défendre contre tout ennemi.
La première fois que cela est arrivé, nous habitions au 1025 est, boulevard St-Joseph, entre Boyer et Christophe-Colomb. En 1950 et 51 nous habitions Montmagny, un gros bourg qui se prenait pour une ville, sur la côte du sud, passé Québec. A la fin de ma deuxième année donc, nous avons quitté brusquement Montmagny, où j’étais heureux, pour Montréal où je ne connaissais personne.
J’appris très vite qu’une grande ville, c’est un lieu cadastré; il y a des rues bourgeoises, et il y a des rues pour les ouvriers. Sous des allures mine-de-rien, il existe un zonage pour enfant d’une précision militaire. Les ruelles qui longeaient les rues Mentana, St-André et Berri entre le boulevard St-Joseph et la rue Laurier m’étaient en tout temps interdites. Je m’y engageais à mes risques et périls car ces lieux tombaient sous la juridiction de gangs de quartier qui défendaient leur territoire comme une meute de petits loups. Les grandes artères comme Laurier, St-Hubert ou St-Joseph formaient des corridors de circulation libre: des “no man’s land” en quelque sorte. Il en allait de même, en général, des lieux publics comme le parc Laurier ou le parc Lafontaine. Quoique, sur les bordures excentriques, il fallait se méfier. Je n’ai mis le pied dans la partie nord du parc Laurier qu’une seule fois et c’était avec papa: il n’avait pas l’air de se rendre compte du danger qu’il nous faisait courir. Heureusement, cet après-midi-là, il n’y avait personne et nous nous en sommes tirés sains et saufs.
En arrivant sur le boulevard St-Joseph, je mis quelque temps à me faire des amis dans le quartier. Il fallait appartenir à une “gang”. Dans le périmètre bordé au nord par Laurier, à l’est par Boyer, au sud par St-Joseph et enfin à l’ouest par Christophe- Colomb, il y avait trois “gangs” distinctes. A l’arrière des immeubles de trois étages, il y avait à l’époque des balcons de bois suspendus qui s’accrochaient à une espèce de tourelle carrée recouverte de tôle ondulée et qui abritait un escalier de bois étroit: je crois me souvenir qu’on appelait cela un “tambour”. Vers cinq heures, les mères sortaient sur la galerie et criaient à tue-tête:
- “Lucie! Ti-Claude! Le souper est prêt, v’nez manger!”
Il y avait un garçon dont le nom ne cessait de me mystifier; j’entends toujours le son nasillard de sa mère quand elle criait:
- “Jean-Marc Marc! JEAN-MARC MARC! VEUX-TU V’NIR MANGER”. Comment peut-on s’appeler Jean-Marc Marc, me disais-je, médusé. Il doit encore aujourd’hui s’appeler comme ça.
Il y avait des voitures à cheval qui passaient dans notre ruelle: l’une livrait du pain Durivage, une autre, du lait, peut-être de chez J.J.Joubert; pendant l’été, des marchands de légumes vendaient à la criée:
- “Des cârottes, des pétates, des bons choutiames, des ananâs du Canada!” Et oui, on vendait même des ananas canadiens, une espèce aujourd’hui disparue: c’est sûrement un problème de bio-diversité lié à l’ozone dans l’atmosphère.
Je n’avais pas la moindre idée que j’étais alors le témoin ingénu d’un monde qui basculait dans le troisième millénaire. Avant notre départ de ce quartier, il n’y avait déjà plus de laitier, ni de boulanger, même plus de “guénilloux juifs” pour racheter le vieux métal et le vieux linge. Mais je n’ai prêté aucune attention alors aux signes de la grande mutation sociale qui s’était engagée.
Je jouais avec les uns ou les autres dans la mesure où ils me le permettaient; mais je n’arrivais pas à développer le sentiment d’appartenance nécessaire pour m’associer à une gang en particulier: il m’aurait fallu choisir mon camp, ce que je n’arrivais pas à faire. Je demeurai donc un peu marginal et mon meilleur ami de l’époque s’appelait Jean-François Bélanger. Il habitait au second étage, à gauche au coin de St-Joseph et de Boyer: lui non plus il n’appartenait à personne. J’ai le vague souvenir que son père était comptable quelque part. J’allais passer quelques moments le soir à jouer au parchési avec lui et ses soeurs. Papa avait des principes rigides; dès le souper terminé, je devais sortir dehors prendre de l’air au moins une demi-heure. Qu’est-ce qu’un petit gars de neuf ans peut faire par un soir d’automne maussade entre sept heures et demie et huit heures sur le boulevard St-Joseph?
Un après-midi que je revenais du parc Laurier, les membres de la gang qui tenait ses quartiers dans un des garages au coin de Christophe- Colomb sortirent à l’improviste, me jetèrent par terre et me donnèrent quelques coups de raquettes de tennis ici et là. Je devais saigner un peu lorsque je suis entré en pleurant et en criant à la maison. J’avais eu très peur surtout parce que je ne savais pas pourquoi ce groupe s’était ainsi soudainement retourné contre moi. Staline aurait employé les mêmes méthodes pour semer la terreur: frapper sans que les victimes ne puissent comprendre pourquoi.
Exceptionnellement, papa était à la maison ce jour-là. Il est devenu blanc comme linge. Il m’a pris très fort par la main et m’a forcé à l’amener à la porte du garage en question, qu’il a ouvert d’un coup si raide et si brusque qu’elle en est presque sortie de ses gonds et a claqué comme un coup de fusil en arrivant à la fin de sa trajectoire. Les gamins qui m’avaient tabassé – ils devaient être cinq ou six – se sont retournés vers papa, complètement ahuris et effrayés à leur tour de cette entrée fracassante. Il leur a parlé bien fort, d’un ton mauvais qui ne présageait rien de bon si l’envie leur avait repris de recommencer.
Jusqu’à ce je quitte le boulevard St-Joseph pour le 2832 Willowdale à Outremont, je n’ai plus jamais eu de problème dans ma ruelle. C’était même devenu un lieu de réconfort.
En première année de philo à Brébeuf, ceci remonte à 1962, je fis face à monsieur Lambert, un professeur de philosophie thomiste – St-Thomas d’Aquin est un docteur de l’Église, un des pères de la théologie catholique. Cet homme m’apparaissait comme l’incarnation même de l’intégrisme religieux. Il n’enseigna pas bien longtemps à Brébeuf, car en toute honnêteté, il n’avait pas l’envergure nécessaire pour faire face à de jeunes “brébôvidés” aguerris à débattre avec à-plomb et intelligence des choses de la vie. Après quatre semaines, j’étais devenu sa bête noire parce que je débattais pied à pied chacune de ses assertions. Un matin d’octobre, il me vira de la classe en compagnie de mon ami Claude Demontigny.
Un règlement nouveau prévoyait que tout élève chassé de la classe était automatiquement suspendu du collège jusqu’à ce que son cas soit évalué par les autorités. Auparavant, les professeurs se débarrassaient d’un élève qui chahutait en l’envoyant se faire voir, littéralement, par le préfet de discipline; ce dernier infligeait alors un châtiment proportionnel à l’offense.
Claude et moi nous nous retrouvâmes donc en congé forcé pour une faute qui n’en était pas une, mais soumis à une enquête disciplinaire dont l’issue pouvait impliquer le renvoi du collège. Le docteur Demontigny intercéda pour son fils auprès du recteur. Papa pour sa part décida d’aller parler avec Monsieur Lambert, chez lui un soir, pour calmer le jeu et négocier un arrangement amical. Mal lui en prit! Il revint en disant d’un ton un peu contrit:
- “Je suis désolé mon garçon, je viens de te faire un ennemi définitif. Méfie-toi de cet homme.”
J’ai compris que Monsieur Lambert avait éveillé de vieux démons oubliés chez mon père depuis son départ du collège de Lévis et qu’il s’était fait entraîner dans une discussion sur la liberté de penser. Vraisemblablement, Monsieur Lambert avait aussi reconnu son ennemi en mon père: un libre penseur et un thomiste ne faisaient pas bon ménage à cette époque.
Je n’ai pas su écouter le conseil avisé de mon père. Tout au long de l’année, je reçus de bonnes notes pour mes dissertations philosophiques: c’est donc sans méfiance aucune, que je me présentai à l’examen de fin d’année en philosophie. Ce seul examen comptait pour 40% de la somme totale des points de l’année – encore une pratique d’un autre âge. Lambert me donna 20%: une note qui ne pouvait que me faire couler mon année.
C’est l’amertume dans l’âme que je quittai Brébeuf en juin 1963, décidé à ne plus jamais y retourner. J’entendais désormais gagner ma vie comme “travailleur”. En passant par le bureau d’emploi, je dénichai un emploi de serveur au restaurant “Alpine Inn” à Ste-Marguerite du lac Masson, dans les Laurentides.
A la fin d’août, plutôt écoeuré de l’asservissement qui est le sort d’un garçon de table, je redemandais mon entrée à Brébeuf, déterminé à en finir avec ce sacré cours classique et d’engager mon avenir sur de meilleures bases.
Retour de Farnham
Au cours de l’été de mes quinze ans, en 1959, je suis devenu cadet de l’armée canadienne à Farnham. En fait, il fallait avoir seize ans et nous avons triché sur l’âge. Il fallait aussi avoir servi au moins un an comme cadet dans son école secondaire. Le mari de tante-Françoise était principal d’une école secondaire à Rosemont. Cette école était affilié au régiment Maisonneuve: c’est donc dans l’uniforme de ce régiment bien canadien-français que j’ai débarqué au camp de Farnham en juin 1959. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire. J’improvisai de minute en minute.
Ce fut bien entendu un été rempli d’aventures extraordinaires dont le souvenir me hante jusqu’à présent, mais ce n’est pas l’objet de cette anecdote. Qu’il me suffise de souligner que, pour un collégien de Brébeuf et d’à peine quinze ans, ce fut une aventure extraordinaire. Lorsque le temps de rentrer chez moi fut venu, mes parents m’apprirent qu’ils passaient quelques jours à Ste-Agathe de Lotbinière.
Je pris donc le train avec les cadets à destination de Québec: un long voyage ponctué d’arrêts ici et là. On me débarqua à la gare de Charny, le long de la vieille route 9. De là, je fis du pouce jusqu’à Ste Agathe. A partir du village, je marchai, mon gros “kit-bag” sur le dos, les trois kilomètres qui séparaient l’église de la maison de grand-papa.
J’arrivai ainsi, fourbu mais fier comme Artaban, vers les cinq heures d’une belle fin de journée d’août. Mon meilleur ami, Claude Demontigny m’y attendait depuis la veille. Il était arrivé avec mes parents. Mais au moment précis où le jeune héros franchissait le seuil de la maison, mes parents jouaient aux cartes dans la cuisine d’été: une féroce partie de coeur que mon père adorait gagner. J’entrai en disant:
-“Vous savez pas ce qui m’est arrivé en venant”, ou quelque chose d’approchant.
Et mon père de rétorquer:
- “Tu vois pas que c’est sérieux, on joue aux cartes et je vais faire un contrôle. Attends, tu raconteras cela plus tard.”
Alors qu’il me semblait tout à fait naturel d’attendre un peu, eu égard à la solennité de l’événement – un contrôle, c’est un contrôle – Claude fut estomaqué et plusieurs années plus tard il me rappelait encore l’apparente indifférence de mon père. Claude était un garçon que sa mère aimait gâter et bichonner.
Demontigny est devenu un psychiatre et un neurologue de renom. Je suis convaincu que, depuis ce jour, il a appris l’importance d’une partie de carte bien engagée.
Une soirée de préparation d’examen en Philo une
Philo 1 63-64
au centre, R. marcotte S.J.
Cela se passait en décembre 1963. Nous préparions l’examen de biologie du lendemain chez-moi. Il y avait là, André Bouchard, Louis-Bernard Robitaille, Gilles Dostaler et moi. Je m’étais étendu sur le lit car il n’y avait que trois chaises disponibles dans ma chambre. Dostaler était notre “fort en thème”. Son principal exercice physique consistait à soulever deux grosses piles de livres le jour de la remise des prix. Tout le reste de la classe se contentait de quelques petits cartons appelés “accessit”, des espèces de mention de seconde classe. C’est donc dire que Dostaler receuillait les plus belles notes de cours. On pouvait s’y fier comme parole d’évangiles.
Ce soir-là donc, Dostaler entrepris de lire à haute voix toutes ses notes, du commencement jusqu’à la fin. Je possédais une collection de magazines “Playboy” (je prétendais en cela être plus évolué que mes jeunes camarades…) qui fascinait Bouchard et Robitaille. Ceux-ci entreprirent donc la lecture attentive des articles de ce merveilleux magazine. Dostaler, imperturbable, continuait néanmoins sa lecture. J’ai le souvenir de m’être gentiment assoupi au son de sa voix. Lorsqu’il eut fini sa lecture, on me réveilla et je dis au revoir à mes amis.
Le lendemain, à la question “qu’est-ce que la panspermie?”, je sèchai, noyé dans un souvenir cruel. En effet, le mot “panspermie” était le dernier mot dont je me rappelais du récitatif de Dostaler. Après, c’était un trou noir.
Quelle leçon tirer de cette humble anecdote? Je ne saurais trop dire. Sûrement que ma capacité à somnoler lors d’un moment crucial augurait de ma vocation de fonctionnaire. Quand aux trois autres, chacun d’entre eux a eu une fort belle carrière, meublée de nombreuse publications. Dostaler est devenu économiste et son admiration pour Keynes me fait le lui pardonner. Bouchard, est devenu un éminent et réputé botaniste; quant à Robitaille, il est encore journaliste et écrivain à Paris. Je ne vois pas vraiment de rapport entre cette soirée de veille d’examen et leurs glorieuses destinées.
Voilà donc un autre mystère de la vie que je me dois d’élucider un jour.
Philo 2, 64-65
absent au centre, J. Gaulin S.J.
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